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« 6.58 : Manifesto » d’Andrea Peña

Forte d’un parcours en design industriel, l’artiste colombienne Andrea Peña, qui a fondé sa compagnie à Montréal, interroge nos relations complexes avec le jeu du paraître au quotidien.

Qui sont ces forcenés du biscoteau qui travaillent sans relâche sous l’injonction d’une voix impérieuse et déshumanisée ? Et surtout, que cherchent-ils en performant de plus en plus rapidement les ordres de séquences et de mouvements imposés par cette entité entêtée qui les pousse à être « plus efficace » ou les félicite d’un « nice » ? Pour quoi et pour qui s’entraînent-ils si fort ? Veulent-ils se conformer à une discipline sociale, un diktat esthétique ou à un idéal du moi ?

Galerie photo © Lian Benoit

A l’époque des réseaux sociaux, du corps bionique et des bootcamp en tous genres, de l’I.A. et des technologies de pointe, la question reste ouverte. Et au fond qui sommes-nous vraiment ? Tels sont les points de départ de cette pièce étonnante, d’une physicalité extrême, qui explore le champ de l’artificiel pour le confronter au réel. Car le corps, est devenu un élément central de l’identité ou de l’accomplissement de soi. Plus qu’hier et moins que demain est devenu le slogan de ce corps sans cesse perfectible, et dont l’aboutissement participe de ce mouvement de « L’homme augmenté » qui consiste à porter ses capacités au maximum.  Comment ne pas faire un parallélisme avec notre société où le « rendement » est une valeur sûre, où les robots menacent de nous supplanter, tandis que les corps sont « technicisés ». On assiste à l’avènement d’un « homme nouveau » qui a effacé la ligne de partage entre le corps et l’esprit, le moi ayant été absorbé par le corps, dernier avatar de l’image de soi dans une société selfisée. D’où ce manifeste, bien vu, de la chorégraphe montréalaise Andrea Peña qui mêle art plastique, musique électronique et danse contemporaine avec un brio exceptionnel. 

Bientôt, avec subtilité, les six machines bien huilées que sont les interprètes (Nicholas Bellefleur, Gabrielle Kachan, Jean-Benoit Labreque, Rebecca Margolick, Jontae McCrory, Frédérique Rodier) se distinguent malgré l’uniformité induite par un rythme répétitif et industriel extraordinairement mené par le concepteur sonore Marc Bartissol. Car chacun a sa signature dans la façon même de prendre le mouvement, dans l’énergie dégagée, et peu à peu, voici les gestes qui s’émancipent, et les personnalités de chacun qui émergent, presque malgré elles. Et de glissements progressifs en métamorphoses subreptices, les êtres mécanisés abordent aux rivages de la sensualité et de la séduction, tandis que les artistes abandonnent peu à peu le paraître, délaissent le culturisme au profit de la culture, d’aujourd’hui, comme cette rave collective un peu hallucinée, ou même un peu ancienne ou démodée comme le suggère cette valse un peu lourde mais si envoûtante. La musique prend alors toute son importance, se déployant dans des vagues un peu planantes, tout en laissant le rythme nous percuter. Enfin, la soprano Rebecca Gray, ouvre une troisième partie tout en voluptés et en déroulés, en animalité et organicité, laisse enfin apparaître toute la vulnérabilité de ces danseuses et danseurs absolument fascinants du début à la fin de cette pièce, même si l’on remarque davantage les femmes que les hommes.

Peut-être sont-ils le sujet même de ce 6.58 Manifesto, car ils savent, mieux que personne, à quel point ce corps illusoire, dépecé par l’exercice, risque de faire diparaître et le corps, et la danse, dans ce qu’ils ont d’insaisissable, et qui tient justement à leur indomptabilité. 

Agnès Izrine

Vu le 24 avril 2024 au Carreau du Temple.

 
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