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Les Rencontres Chorégraphiques 2024

35 équipes, 25 lieux, résurrections, défi des normes et grands ensembles : La Seine-Saint-Denis conquise par la danse !
Est-ce un signe du temps ? La chose est frappante, en tout cas, car on aura rarement vu un festival de danse réunir autant de propositions liées à notre rapport à la mort et la disparition. Mais à la différence d’avec le théâtre, probablement, en danse la mort ne vient jamais seule. Elle a des accompagnateurs fidèles qui sont la résurrection, l’acceptation, les rituels et la continuation de la vie. La mort, pour fêter d’être ensemble. Comme symbole, Magda Kachouche choisit la rose de Jéricho, cette plante qui survit dans le désert, des années durant, pour revenir à la vie dès un nouveau contact avec l’eau. En tant que création, La rose de Jéricho est un trio, une cérémonie festive aux ancêtres qui retourne le deuil comme un gant, pour en tirer un puissant resurgissement aux accents punk et cabaret qui porte non seulement les défunts, mais aussi les êtres qui naîtront.

Rituels et élégie

Solène Weinachter est Française, mais évolue au Scottish Dance Theatre. Dans son solo After All, elle crée une série de reconstitutions des funérailles de personnes dont la perte a pour elle été douloureuse. Et va jusqu’à imaginer ses propres obsèques. La danse peut aider à faire le deuil, dit-elle, et propose des rituels joyeux, pour briser le tabou qui empêche beaucoup d’humains de partager leur douleur. Dans After All, après la vie, c’est avant la vie.

Et si Emmanuel Eggermont rend hommage à Raimund Hoghe (1949-2021) dont il a interprété moult création, son solo About Love and Death… Elégie pour Raimund Hoghe, est une libre réinterprétation de ses partitions que le chorégraphe de Düsseldorf, mais très lié à Montpellier Danse, avait écrit sur mesure pour Eggermont, l’un de ses interprètes fétiches. Entre la matière de départ et le point d’arrivée se dessine une réflexion sur la relation entre l’amour et la mort, comme sur le devenir et la transmission d’une matière chorégraphique.

Le naufragé et l’oiselle tueuse

Entre Turin et Berlin, Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi interrogent la figure du naufragé, en quelque sorte un défunt en sursis. Leur quatuor Insel  (l’île, en allemand) interroge le détachement du monde, cette mort qui n’est pas physique mais psychique. Et partielle. Mais qui peut aussi être le lieu d’un renouvellement de la vie. Sur des chants polyphoniques sardes, symbole de la communauté et de la vie, leur quatuor suit les personnes qui s’enferment dans un monde isolé.

Pour Mallika Taneja qui, à Delhi, élève sa voix pour dénoncer la situation des femmes et les violences qu’elles subissent, la raison de rendre hommage à sa mère défunte est aussi intime que politique. Cette mère, décédée quand Mallika avait dix ans, renaît sur le plateau à travers des récits de sa vie et celles d’autres femmes indiennes. Pour Taneja, parler de la mort est une façon de poursuivre sa lutte contre le patriarcat, et c’est bien sûr un combat pour la vie, dans tous les sens du terme. Alors, passons au requiem. L’artiste et anthropologue mexicain Lukas Avendaño le dédie à un oiseau défunt, un alcaraván. Au mâle du couple probablement, car c’est celui-là qui meurt après l’accouplement, sacrifié par la femelle, soit dans la réalité soit dans l’imaginaire du chorégraphe.

Métamorphoses anti-normes

Lukas Avendaño nous amène sur l’autre terrain important de cette édition des Rencontres. Car il est ce qu’on appelle « queer ». Sauf que, selon la culture précolombienne des Zapothèques, à laquelle il s’intéresse, il existe un troisième genre, auquel il s’identifie. Ce sont les muxhe, biologiquement mâles, mais socialement féminins. Et il invente un « rite de passage » pour cela, à partir des cérémonies muxhe : mariage, guérison, deuil et métamorphose, avec une mystérieuse « participation du spectateur » à la clé. Ce qui livre une raison de plus d’aiguiser notre curiosité. Car : Quid des spectatrices ?

 

On peut encore augmenter le sex-appeal de cette hybridité, en croisant les espèces, par exemple entre l’humain et le faune, pour peut-être rêver des nymphes en deux dimensions. Le Catalan Pol Jiménez, qui n’a pas travaillé pour rien avec la légendaire compagnie de théâtre de rue La Fura dels Baus, nous fera désirer un état transitionnel, ne serait-ce qu’entre l’icône de Nijinski et la tradition musicale espagnole, dont notamment : le boléro ! Traverser, en tant que faune, le patrimoine folklorique – il fallait y penser !

Queer encore

Et ce n’est pas le seul hommage plus ou moins voilé à ce Nijinski, iconoclaste des normes romantiques. Il y a Vaslav, solo d’Olivier Normand, aka Vaslav de Folleterre. Où il faut ajouter que Folleterre n’est autre que la prononciation française du mot allemand Folter – en français : la torture ! Mais qu’on se rassure : Autant que Vaslav, queer avant la lettre, a pu être torturé, il s’agit ici d’un spectacle sur le genre, et pas forcément en mode SM. Plutôt d’un regard sur les masques et artifices derrière lesquels on se cache mais qui nous dévoilent, une fantaisie tout droit sortie du monde du cabaret et du burlesque. Côté Nijinski, il faut ajouter qu’Olivier Normand a participé aux recherches pour la recréation du Sacre du printemps par Dominique Brun après avoir travaillé avec Mathilde Monnier, Alain Buffard et autres Eszter Salamon.

Avouons que le territoire chorégraphique offre d’appréciables espaces de liberté pour défier les normes. La scène est un endroit où être queer n’est pas considéré comme un vice, au moins jusqu’ici. La liberté d’expression des artistes est aussi la liberté de choisir son camp, son genre, son identité et bien sûr ses combats. En Afrique du Sud, Mamela Nyamza est autant activiste qu’artiste alors que, curieusement, on ne parle pas d’artivisme en matière de spectacle vivant. En 2007 elle créa son solo Hatched, autour de son identité de femme, mère, artiste et lesbienne.  Aujourd’hui elle crée Hatched Ensemble, où dix danseuses et danseurs font tomber les frontières entre tutu et pagne, entre danses et musiques traditionnelles africaines et l’art classique occidental, cette œuvre réunissant une chanteuse lyrique et un percussionniste, tous les deux Sud-africains.

Les danses peuvent mourir aussi

La mort, par ailleurs, ne concerne pas seulement les humains, mais tout autant des danses ! En Ukraine, le hopak, une danse populaire, a été éradiquée par le régime soviétique. La pratique ayant été assimilée à une danse russe pendant plusieurs décennies, plus personne ne se souvient de ce à quoi elle ressemblait, à l’origine. Alors, comment la faire renaître ? La question est aussi complexe que celle de la reconstitution du Sacre du printemps. La réponse d’Olga Dukhovna est la réinvention du hopak, par deux danseurs contemporains (dont la chorégraphe) qui s’emparent d’éléments de hip-hop et de ballet et seront accompagnés d’un accordéoniste.

L’autre exemple de réanimation est celle de la polka chinata italienne. Alessandro Sciarroni a redécouvert cette tradition des années 1900, alors qu’il ne restait plus que très peu de personnes qui pratiquaient encore cette danse de séduction masculine. Dans Save the last dance for me, (lire notre critique) il lance un duo masculin sur des rythmes électro pour s’emparer de cet héritage culturel à leur manière. Et fait pareil, dans Turning_Orlando’s version  avec des motifs du ballet classique. Ce qui donne, bout à bout, une belle soirée de dé- et reconstruction.

Le XXL sous toutes ses coutures

Le même procédé peut se déployer autour d’une œuvre, une seule. Drumming d’Anne Teresa De Keersmaeker. Créée en 1998, elle a connu différentes adaptations (avec et sans musiciens, transmission au Ballet de l’Opéra de Paris…) avant celle qui vient s’ajouter, en format XXL, car revue pour 60 interprètes, venant de l’Ecole des Sables, de Germaine Acogny à Toubab Dialaw, de P.A.R.T.S., l’école d’Anne Teresa De Keersmaeker et du Conservtoire national supérieur de Paris (CNSMDP). Trois écoles de la plus grande excellence et vitalité pour un spectacle qui résonne avec les projets Assemblé à Romainville et Bobigny, menés respectivement par Magda Kachouche et Feroz Sahoulamide avec des amatrices et amateurs. Ou encore avec la reprise par une vingtaine de danseurs de l’excellent Témoin de Saïdo Lehlouh, par deux équipes en alternance !

Reste à se laisser séduire par l’improbable Les Amours de la pieuvre  de Rébecca Journo [ notre critique] ou suivre Bruno Freire dans la forêt tropicale du Brésil en compagnie d’un trio et à partir de l’idée de confronter Descartes et Spinoza à cet univers naturel. Ou bien à suivre Mélanie Perrier, Jusqu’au moment où nous sauterons ensemble, où la chorégraphe va faire sauter un quintette. Jusqu’au plafond ?

Thomas Hahn

Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis 2024, du 13 mai au 15 juin

Photo de preview : Mark Vessels, Hatched de Mamela Nyamza

 

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