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Tours d'Horizons : « Πόλις (Pólis) » d'Emmanuel Eggermont

Pourquoi reparler d'une pièce ancienne, déjà repérée et chroniquée ? Sinon parce que non seulement sa qualité intrinsèque le mérite au regard d'une nouvelle production qui rédime le propos initial – l'ampleur du travail de reprise valant viatique pour un nouvel article – mais encore parce que cette recréation-reprise, par sa distribution annoncée comme constituée d'amateurs, pose quelques questions sur la nature de ce qu'est un amateur…

A sa création, en 2017, Πόλις (Pólis), pièce pour cinq interprètes inscrivit quelque chose d'un style Eggermont. Il y avait dans le soin ritualisé de la scénographie, dans la lenteur des « task » (ces « tâches » dessinées ou demandées par Anna Halprin à ses danseurs dans ses performances), dans l'appréhension du plateau tenu pour un espace ouvert voire offert où tout peut se passer à n'importe quel endroit, ce ton singulier que l'on pourrait qualifier de « hoghien » en référence déférente à Raimund Hoghe dont le présent chorégraphe fut durant une quasi décennie l'un des hiérophantes les plus impliqués. Mais si Πόλις (Pólis) payait une manière de dette artistique à « l'Ange Inachevé » (titre du livre de Marie-Florence Ehret), la pièce ouvrait aussi un chapitre nouveau dans le parcours d'Emmanuel Eggermont en renvoyant à l'univers de Soulages et en instituant un processus de réflexion singulière sur la structure urbaine.

La construction et le développement de la pièce n'ont pas changé. Elle commence par une figure portant une longue perche qui descend le plateau comme on l'arpente avec une certaine solennité secrète (cette quasi cérémonie inaugure le rapport à la lumière sombre qui baigne l'œuvre). Dès lors les interprètes vaquent avec lenteur et un peu d'affectation. Dans une interview diffusée en festival, le chorégraphe expliquait à l'occasion de la création initiale, « La matière dansée se développe dans le même temps que les objets apparaissent dans la scénographie. L’un peut être à la source de l’autre : certaines séquences de danse sont issues de manipulations d’objets et on les retrouve dans la chorégraphie sous cette forme d’interaction. D’autres suivent le même chemin mais n’ont plus besoin de l’objet pour exister, la plasticité du corps suffit. L’objet est alors retiré de la scénographie »*, et l'on retrouve ces influences conscientes ou inconscientes qui renvoient en partie à Anna Halprin ou encore au Projet de la Matière (2013) d'Odile Duboc, soit deux figures dominantes d'un certain esprit conceptuel et plasticien. Cette séquence construite en multiples actions se développe d'entrées en entrées jusqu'au moment où le tutti devient possible tandis que l'espace est clairement organisé : tous sont disposés en quinconce, cachés derrière des panneaux (d’un certain noir comme il se doit) qu'ils portent à mains nues, d'où l’image saisissante d'une scène occupée de dextres et senestres comme indépendantes… Les amateurs de la Famille Addams penseront à « La Chose », mais ce n'est vraiment pas l'esprit.

Galerie photo © Jihye Jung

A partir de ce moment le groupe est constitué et fait société, œuvrant collectivement à la construction par des ensembles aux mouvements plus vifs et moins contenus. La trame de la version initiale répond assez exactement à celle reprise à cette nuance qu'à neuf, la fondation du groupe et de la ville (la fameuse Polis du titre), se perçoit mieux. Le paradoxe veut donc que la reprise par des amateurs – la mention « recréation pour un groupe d'amateurs » est en complément du titre jusque sur la feuille de salle – rende mieux l'intention initiale, laquelle n'a pas varié, que la prime-création (pardon du néologisme tendance oxymore, mais il n'y en a pas d'autre) ! Paradoxe redoublé de ce que, pour respecter le principe originel, la recréation a été produite à la suite de rencontres avec des personnalités de la ville de réception, ici Tours, mais dans des délais très brefs. Trois week-ends de rencontres et de travail sur les matières, une semaine de création, même pour une reprise cela reste très peu, a fortiori pour cette œuvre où une part importante est laissée à l'initiative des interprètes qui doivent pourtant « résonner » de concert ! D'où l'interrogation sur ces fameux amateurs.

On comprendra qu'il faille ici les nommer tous : Fanny Brenes Acuna, Chloé Challal, Léo Deal, Julia Delhommais, Poppée Gicquel, Marcelle Gressier, Éda Guzeldere, Claire Jouan, Julia Toutanji Rogez… Et une petite enquête montre que ces amateurs sont surtout de jeunes interprètes qui pour beaucoup espèrent une carrière de professionnels.

Mais ce qu'ils viennent de réaliser vaut une prestation de professionnels alors même que cette qualification ne leur est pas reconnue… Car il s'agit bien de statut et ces neufs danseurs-là n'ont pas encore acquis celui qui leur vaudrait reconnaissance quand bien même ils témoignent dans la re-visitation du présent opus d'une maîtrise digne de pros ! Petite démonstration que la qualité de professionnel ne s'acquiert en danse que de façon déclarative. Avec une étape nécessaire et supplémentaire cependant : le besoin que cela soit reconnu.Ce qui est aussi l'une des tâches de la critique et un petit rappel de son utilité ! Qu'il soit donc dit que Πόλις (Pólis) est une grande pièce singulière, Emmanuel Eggermont un chorégraphe important et ces neuf-là qui sont venus saluer, des pros…

Philippe Verrièle

Vu le 16 juin 2023 Salle Thèlème de l'Université de Tours, dans le cadre du festival Tours d'Horizon.

*Entretien avec François Maurisse & Wilson Le Personnic in MaCulture 12 juin 2018

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