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« Toulouse-Lautrec » et « Le Rouge et le Noir »

Kader Belarbi et Pierre Lacotte relèvent le défi du ballet narratif. 

Raconter une histoire avec les codes et le vocabulaire de la danse académique : à l’aune du paysage chorégraphique hexagonal, on aurait pu croire le genre sinon enterré, du moins en voie d’extinction. Pourtant, ailleurs en Europe et ne serait-ce qu’outre-Rhin, cette tradition reste vivace : en témoigne, parmi des exemples illustres, un certain Rouge et le Noir d’Uwe Scholtz en 1988…

On ne saurait donc trop se réjouir que Pierre Lacotte et Kader Belarbi, en attendant Bruno Bouché et ses Ailes du désir le 30 octobre prochain à Strasbourg, (tous trois, faut-il le rappeler, issus de l’Opéra de Paris) aient choisi, la même semaine, de se confronter à l’exercice avec des créations pareillement ambitieuses. Tandis que le premier adapte - à son tour ! - le roman phare de Stendhal, le second met en scène et en danse la vie du peintre Toulouse-Lautrec. Si leurs productions témoignent à la fois de l’intérêt et des difficultés à écrire aujourd’hui pour une forme toujours appréciée du public vu son double accueil enthousiaste, leurs intentions comme leurs moyens diffèrent sensiblement. Reconstituer ou réinventer, telle est en effet la question.

Créé le 16 octobre au Palais Garnier pour le Ballet de l’Opéra de Paris, Le Rouge et le Noir de Pierre Lacotte, sur un ensemble de musiques de Massenet choisies par le chorégraphe, cumule les superlatifs : 104 danseurs sur scène, auxquels s’ajoutent dix élèves de l’Ecole de danse et 38 figurants, 400 costumes ayant mobilisé 70 personnes pendant dix-huit mois, 35 gigantesques toiles peintes réalisées pour les décors…

Bonne nouvelle, cet investissement hors normes est payant. Le spectateur se retrouve immédiatement transporté au début de 19siècle, période qui constitue la toile de fond du récit stendhalien. Selon l’expression consacrée il ne manque pas un bouton de guêtre, sans que le soin extrême porté à chaque détail par Pierre Lacotte, créateur également des costumes et des décors, ne nuise à l’effet d’immersion. La dramaturgie suit fidèlement l’ascension sentimentalo-sociale puis la chute de Julien Sorel, de la scierie paternelle à l’échafaud, tout en s’autorisant quelques libertés avec certains personnages (le rôle de dénonciatrice d’Élisa, la servante de Mme de Rênal, est ainsi amplifié). Mais si le découpage linéaire réussit à réduire en 3h15 les cinq cents pages du roman, c’est au prix d’un déséquilibre dans la répartition des quinze tableaux  - quatre à l’acte un, trois à l’acte deux et huit à l’acte trois - qui nuit au rythme de l’ensemble. Plus gênant, le souci d’ efficacité relègue au second plan la complexité psychologique des personnages, et l’étude de caractère,Pi pourtant revendiquée comme l’un des objectifs, peine à s’épanouir.

De même les pas de deux ou de trois réunissant les principaux protagonistes semblent moins convaincants que les nombreux ensembles (dont le séminaire et le bal…) à l’indéniable réussite plastique et chorégraphique. La volonté de « traduire les situations extrêmement théâtrales » de l’œuvre originale aboutit paradoxalement à vider celle-ci d’une partie de ses enjeux dramatiques. Le soir de la première, cette impression était accentuée par le changement imprévu de distribution, Mathieu Ganio (Julien) s’étant blessé après quelques minutes et ayant été remplacé en cours de premier acte par Florent Magnenet. D’où, sans doute, une fluidité et une intensité  moindres que prévu dans les scènes intimes avec Mme de Rênal (Amandine Albisson) et Mathilde de la Mole (Myriam Ould-Braham), même si le premier danseur a su progressivement s’imposer au fil de la représentation. Souhaitons donc que les prochaines dates et les reprises à venir permettent d’approfondir la trame émotionnelle de ce ballet romantique « à l’ancienne », qui apparaît comme le testament chorégraphique de son auteur.

Créé le même soir sur la scène du Capitole de Toulouse, Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi, directeur du Ballet, ambitionnait de « s’emparer aujourd’hui de l’œuvre du peintre en offrant de nouvelles possibilités de dialogue entre la peinture et la danse, entre les arts, entre les sens ». Non pas un biopic linéaire donc, mais une composition juxtaposant les évocations sensibles pour recréer l’univers de l’artiste. Le tout bien entendu en relation avec le corps en mouvement puisque la danse fut, comme le souligne le chorégraphe, « un sujet central dans son œuvre ».

Reporté deux fois pour cause de pandémie, le ballet très attendu n’a pas déçu. Belarbi a construit une trame en trente scènes qui brossent le portrait d’un « homme libre au corps empêché », selon la belle formule de Danièle Devynck, ex directrice du musée Toulouse-Lautrec d’Albi et conseillère artistique de la pièce. Il compose son ballet à la façon d’un peintre, touche après touche, dans un cheminement plus artistique que chronologique où la vérité d’un homme et d’une œuvre se dévoile peu à peu. Les morceaux de bravoure obligés ne manquent pas à l’appel, dont une scène de bordel et l’inévitable french cancan, sans que ces coups de pinceaux plus appuyés n’oblitèrent le reste de la toile. 

Galerie photo © David Herrero

Canne à la main ou claudicant, Ramiro Gomez Samon (Lautrec) traverse les lieux et les époques. Sous son œil aux aguets s’animent les milieux qu’il fréquente et que découvre à sa suite le spectateur : le Moulin Rouge, l’atelier, Montmartre, le Paris interlope… Dans cette galerie de personnages, apparaissent notamment la Goulue (Solène Monnereau), Jane Avril (Natalia de Froberville), Suzanne Valadon (Marien Fuerte Castro) et une très réjouissante Yvette Guilbert campée haut la voix et le geste par Simon Catonnet. Les sobres décors de toiles et de chassis de Sylvie Olivé prennent le parti de la suggestion, plus que l’imitation, tandis que les costumes d’Olivier Bériot évitent le piège de la « reconstitution historique » tout en semblant à peine sortis des toiles du maître, sous les lumières tour à tour crues ou en demi teintes de Nicolas Olivier. 

Galerie photo © David Herrero

A la fois contemporaine et nostalgique, avec ses traces de javas ou de galops, la musique originale composée par Bruno Coulais s’autorise elle aussi des décalages subtils. Elle est interprétée par Raùl Rodriguez au piano et Sergio Tomasi à l’accordéon, à la fois présents et discrets dans deux loges d’avant scène se faisant face. Parfois proche, dans sa volonté de renouveler les formes du ballet narratif, du Chaplin de Mario Schröder récemment repris par le Ballet du Rhin, cette fresque émotionnelle offre le plaisir de partager, deux heures durant, le regard du peintre. 

Isabelle Calabre

Le Rouge et le Noir, vu le 16 octobre 2021 au Palais Garnier à Paris, jusqu’au 4 novembre. 

Diffusé en direct le 21 octobre 2021 dans les salles UGC et des salles indépendantes dans le cadre de la saison Viva l’Opéra !, et à venir sur France Télévisions.

Toulouse-Lautrec, vu le 17 octobre 2021 au Capitole de Toulouse

 
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