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« Pourtant chacun tue ce qu’il aime » de Camille Mutel

Après le solo Not I, un duo masculin autour du rapport à la vie et à la mort, nourri de rencontres agri-culturelles. 

Ce soir-là, il y avait un agriculteur dans la salle. Plusieurs, peut-être. Pour un spectacle de danse contemporaine, ça n’a rien de naturel, à moins que les artistes se déplacent en direction des champs. Camille Mutel a fait cela aussi, et avec Not I,créé en 2020, Mutel est même allée jouer chez l’habitant, à la campagne. Mais dans l’énorme majorité des cas, le champ de la danse contemporaine est labouré en milieu urbain. 

Avec Pourtant…, les éleveurs ont pourtant des raisons de venir voir. Certains d’entre eux ont même nourri ce duo. Artistiquement. Nourri la pièce, pas les danseurs. L’équipe s’est rendue dans différentes régions pour s’imprégner de leur quotidien et de leur rapport au cheptel, bêtes qu’ils tuent pour vivre. Ils sont allés observer ces paysans-éleveurs, dont une chevrière, mais aussi des pêcheurs et bien d’autres. Ils ont eux-mêmes pratiqué la pêche et se sont imprégnés des gestes souvent codifiés et quasiment ritualisés qui définissent le rapport aux animaux. 

Couteaux sacrés

Un couteau peut encore être un objet quasiment sacré, constate Mutel. Comme au Japon, qui avait inspiré Not I.  Mutel a vu l’amour des éleveurs pour leur cheptel, pourtant destiné à finir dans l’assiette. Mais cela ne nuit pas au respect et à l’amour pour les bêtes ni aux soins qui leurs sont offerts. Au contraire. Et plus encore : « Ils leur donnent même des noms ! » La chorégraphe parle du cycle de la vie et de la mort dans lequel ces éleveurs-là (bio, peut-être ?) inscrivent leur actes. « Et de la bête, tout est utilisé, rien n’est jeté. » Comme jadis. Du zéro-déchet, en quelque sorte. Zéro-industriel à coup sûr. 

Le titre de ce duo, Pourtant chacun tue ce qu’il aime, est donc elliptique, n’avouant pas sa finalité naturelle : …manger. Et ça vaut aussi pour les fruits et le blé, n’en déplaise aux activistes végans. La faux, savamment manipulée en unisson, fait allusion à sa propre cruauté. Quant  aux faucilles, elles prolongent ici le corps humain jusqu’à brouiller les pistes entre l’homme et la bête. Car après les oignons, le poisson et le vin dans Not I, voici le temps des bêtes et des fruits. Des pommes grenades, accrochées dans l’espace telle une décoration de noël au pays de cocagne, des coings et du lait qui coule au sol, tout doucement. Le reste est à imaginer. Aucune bête n’apparaît sur scène, si ce n’est sous forme de crânes ou de fourrure, faisant corps avec les humains.

Galerie photo © Katherine Longly

Nature morte, pour la vie

Après Not I, solo de Mutel en personne, le duo pour Kerem Gelebek et Philippe Chosson est le deuxième volet d’une quadrilogie, encore à compléter. Et comme dans Not I, on voit se constituer une nature morte, faite de nourriture et d’ustensiles de cuisine, nécessaires à sa préparation. Comme dans Not I, la conscience aigüe de chaque geste chorégraphique ou musical et un rapport au temps étendu laissent planer une ambiance nipponne qui croise le terroir français. D’autres éléments rappellent des danses macabres : Fauchage de blé à la faux, chasse aux pommes grenades comme pour abattre des oiseaux, par un duo de chasseurs en uniformes noires. 

Mais malgré la continuité de style, une différence fondamentale creuse l’écart entre les deux propositions. Car si Not I invite le public à se placer autour de l’aire de jeu et donc à participer au rite, Pourtant… est proposé en spectacle frontal, sans pour autant assurer la dynamique spectaculaire que ce dispositif classique exige. Les images se succèdent et construisent leur discours, mais le public, mis à distance, attend jusqu’au bout le début d’une vraie dynamique. Aussi Mutel a-t-elle tué à son tour ce qu’elle aime, à savoir le lien vivant avec les spectateurs. Elle se rattrape après, par le dialogue en bord de plateau et le récit du making of, qui ajoute les émotions qui manquent aux 45 minutes de démonstration métaphorique. Il faut donc considérer les échanges comme partie intégrante de la proposition pour y trouver son compte. 

Thomas Hahn

Vu le 15 novembre 2023, CCAM — Scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy

Pourtant chacun tue ce qu’il aime 

Conception, chorégraphie : Camille Mutel
Interprétation : Kerem Gelebek, Philippe Chosson
Travail sonore : Jean-Philippe Gross
Lumières : Philippe Gladieux
Costumes : Kaspersophie
Scénographie : Kasper Hansen
Assistante à la scénographie / construction accessoires : Violette Graveline
Conseil dramaturgique : Thomas Schaupp

 

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