« Passionnément » de Maxence Rey
Exister, « Passionnément »
Il existe une pièce, une création chorégraphique. Elle s’appelle Passionnément et c’est une œuvre de Maxence Rey ; mais elle n’a jamais existé devant le public. Elle devait être créée en juin 2020, puis en novembre. A chaque fois les événements ont fait que… Mais la pièce existe ; sans véhémence ni excès, Maxence Rey insiste sur ce point. Alors il faut commencer par là.
A l’origine de la pièce de Maxence Rey, interprétée par Marie-Lise Naud, Carlotta Sagna avec Nicolas Losson à la guitare électrique, il y a un poème-ressac de Gerasim Luca qui roule à l’intérieur d’un seul mot, à partir de la langue elle-même. Un poème qui épuise toutes les significations comprises dans ses treize lettres : Passionnément…
Quand on lui demande comment elle a rencontré ce texte, Maxence prend un certain temps pour répondre. « C’est à travers une lecture. Cela remonte au début de ma collaboration avec Les Souffleurs, un collectif d’artistes qui mêle théâtre, danse, film, dans un esprit de recherche transversale. Il nous avait été demandé de travailler la musique du texte. C’est bien plus tard que je l’ai écouté dit par Gerasim Luca lui-même. Cela a donc commencé par une lecture. Une immersion à plusieurs. »
Mais, pour la création de la pièce, les trois interprètes doivent proférer, tout en dansant, un texte pour le moins complexe dans sa grande simplicité. L’exercice exige une attention particulière. « Tout l’enjeu de Passionnément est de nous l’approprier, de l’ingurgiter, de l’apprendre par cœur. Oralement, quand on l’a en bouche, ce texte emmène beaucoup plus loin qu’à la simple lecture. Il faut le posséder parfaitement, physiquement, pour être libre de jouer avec… Nous l’avons donc appris. Et il est très long, très très long, à s’approprier vocalement. C’est un texte qui laisse très peu de traces. Je reviens au lien avec Les Souffleurs. Nous étions restés deux mois sans le travailler ; et ce qu’il en restait s’est avéré trop superficiel pour s’appuyer dessus. C’est un poème qui nécessite d’accéder à plusieurs couches de mémoire : superficielles puis très très profondes. Il faut donc ménager des périodes de dépôt suffisamment longues pour que son essence se dépose dans la mémoire ». De façon contre intuitive, la dimension gestuelle n’a pas aidé la mémorisation : « avec les danseurs, nous avons créé notre propre musique comprenant des silences, des pizzicati, à l’instar d’une partition, d’une mélodie rythmique devenue commune, et qui a fini par faciliter l’apprentissage. Cela implique que nos mélodies doivent être relativement constantes pour que chacune d’entre nous puisse s’y retrouver. Le geste a pu se relier à ce travail par la suite comme une dichotomie du mot passionnément. Sans devenir, bien sûr, une gestuelle littérale par rapport à ce texte tellement abyssal. Petit à petit, en l’enrichissant, le geste s’est calé sur des moments de mémorisation très prégnants. Mais tout cela est arrivé après avoir éprouvé son oralité ».
Malgré ce défi, la pièce a progressé. Les deux danseuses sélectionnées par Maxence Rey se sont confrontées à ce poème gageure, comme on prend une charge à bras le corps. « Carlotta Sagna est arrivée très vite dans ce projet. Je l’ai souvent côtoyée et c’est une réelle amoureuse des mots. Au-delà de la simple maîtrise comme de la jubilation. Ce n’est pas simplement être à l’aise mais avoir plaisir à mettre en bouche et en corps un texte complexe. Je connaissais Marie-Lise Naud à travers son seul travail de danseuse. Je l’ai découverte dans un spectacle de Pierre Pontvianne, Mass(2018), vu à l’Atelier de Paris. J’ai été très sensible à sa présence. Quand j’ai commencé à réfléchir à la distribution, j’ai vu une vidéo d’une autre pièce, dans laquelle elle s’emparait d’un micro. Sa voix était bien placée. Elle témoignait d’une maturité qui me parlait. Elle s’est montrée immédiatement intéressée par le poème. A mon sens, j’ai visé juste. Plus tard, j’ai appris qu’elle avait suivi un parcours littéraire en parallèle à son parcours de danseuse. »
Le choix musical est rapidement arrêté ; un guitariste, Nicolas Losson qui va porter la musique comme les trois femmes portent la voix de ce texte. Avec cette dimension répétitive, hypnotique, lancinante mais mélodieuse que permet la guitare ; et il n’est sans doute pas indifférent que Nicolas Losson soit aussi compositeur de musique électro-acoustique…
Et puis les évènements ont imposé leur rythme. Les répétitions de Passionnément avec les interprètes avaient débuté en octobre 2019 pour une création prévue en juin 2020 lors des Rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis qui la coproduisaient. Malheureusement, l’édition 2020 a été annulée à cause du premier confinement. Un report à l’automne 2020, dans ce qui apparaissait alors comme une sorte de rattrapage du festival en dates des 3 et 4 novembre 2020 au Théâtre Jacques Carat de Cachan, puis les 6 et 7 novembre 2020 à La Commune CDN d’Aubervilliers ainsi qu’au Théâtre-Scène nationale de Mâcon le 10 novembre 2020, semblait finalement sourire à la diffusion de cette création.
Les cinq semaines de répétitions qui avaient volé en éclat entre mars et mai 2020, avaient pu être reportées entre juin et octobre 2020, après de savants jeux de plannings avec toute l’équipe et les partenaires. Avec plaisir, Maxence Rey constate alors que la pièce s’est parfaitement « sédimentée » dans les mémoires. « Il restait tout ! Quand nous avons repris, tout était encore là. Mais cet arrêt a permis d’amener une profondeur et une maturation supplémentaire. Je dois dire cependant qu’en mars, il nous restait encore six semaines de répétitions à venir. Nous n’en n’étions pas encore à la fin. Je savais parfaitement où nous allions, mais il certaines parties n’étaient pas finies. »
On connait la suite. La pièce, reprogrammée dans la seconde moitié des Rencontres « en automne », s’est trouvée prise dans le mouvement complexe du second reconfinement. D’abord les changements d’horaires puis, sans appel, le couperet de l’annulation ; une seconde fois !
Aujourd’hui il reste une œuvre achevée mais restée dans l’inachèvement un an après qu’elle aurait dû être créée. « Mais, je considère la pièce créée, finalisée, écrite, prête à diffuser. Tout est prêt, fiche technique, plan de feux, plan de son, interprètes. Bien sûr, cela n’empêche pas la frustration de ne pas avoir pu la jouer plusieurs fois devant un large public comme prévu », défend la chorégraphe…
Passionnément fait partie des créations que les Rencontres ont reprogrammées à nouveau pour l’édition 2021. « Entre maintenant et la reprise de la pièce en juin 2021, je vais, de différentes manières, entretenir la flamme, le désir, le vivant de tout cela avec l’équipe, entretenir le lien qui nous unit en prévision de nos retrouvailles au plateau et avec les spectateurs. Par ailleurs, quel que soit le moment de la reprise, le sens de la pièce, lui, demeure inchangé, primordial, vital : notre déclaration d’amour à l’humanité, aux vivants, n’en sera que plus vive ! Cela n’empêchera pas comme je le fais avec toutes mes pièces de peaufiner certains détails, d’apporter une intention supplémentaire, de réajuster des éléments avant la reprise. »
Durant ces bouleversements, la vie des structures continue. Et si les coproducteurs de la pièce restent inchangés, trois des directeurs d’origine seront partis à la fin de l’année 2020. Pour autant, les engagements sont demeurés intacts. « En ce moment de crise, je mesure, à ce jour, la profondeur de liens de confiance que la compagnie a su tisser avec ses partenaires, nous permettant de reporter, voire re-reporter, Passionnément, faire exister dans le partage cette pièce et les autres projets de la compagnie Betula Lenta… Elle chemine avec des femmes et des hommes précieux, intenses, passionnés et vivants, convaincus de la nécessité vitale de l’art dans la construction de l’individu et du collectif, du sens qu’il donne à nos vies. »
Reste que la création ne s’arrête pas là. Avant les reports, Maxence Rey réfléchissait déjà à une nouvelle pièce, La Gardienne. Elle aurait dû commencer à y travailler tandis que Passionnémentvivait et circulait sur les scènes. « C’est une pièce que je voudrais créer dans un espace naturel. En forêt, dans un jardin... Une idée née d’une rencontre avec une plasticienne qui réalise des sculptures très végétales : des Gardiennes. » Mais l’interruption due à la Covid 19 rend difficile la dynamique de création. « La recherche de coproducteurs pour cette future pièce, La gardienne, commence tout juste. Tant que je n’ai pas fini une création, il m’est impossible d’en construire une autre.
Cela ne m’empêche pas de rêver, de laisser surgir les envies, d’écrire. Les moments de brainstorming avec Amelia [Amélia Seranno, chargée de production et de diffusion] sont importants à ce moment-là et nous permettent de commencer à formaliser les projetsque nous soumettrons à nos partenaires
Malgré les récents vertiges et tremblements vécus, je considère que Passionnément est créé et la porte s’ouvre pour La Gardienne plus concrètement. »
La création n’a jamais été autant un pari nécessaire !
Philippe Verrièle
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