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Où Giselle est-elle chez elle ?

A Paris, à Bâle, à Caen, à Strasbourg ou à Mulhouse – Giselle est partout en ce début d’année. Qui est-elle ?

Jetée sur les routes hivernales, indéniablement Giselle se cherche. Elle traverse le Rhin et sillonne les routes, tiraillée entre un retour aux sources et la tentation de se projeter au cœur de nos débats actuels, en compagnie de chorégraphes plus ou moins bienveillants, pour imaginer d’autres contextes et issues à son drame. Ces chorégraphes-là enlèvent des couches entières de romantisme pour interroger ce que pourrait ressentir, désirer ou entreprendre aujourd’hui la jeune victime du Duc de Silésie.

Si Giselle est une icône romantique, son envie d’enlever le tutu est manifeste. Elle accepta de le remettre pour le Ballet National d’Ukraine, venu présenter à Paris – dans des circonstances rocambolesques – la pièce dans son esprit originel, en guise de féerie de fin d’année. Avec son acte blanc, Giselle (comme La Sylphide) est une alternative au Lac des cygnes. La blancheur des tutus des Willis est même si aveuglante qu’en tenant l’affiche pour attirer le chaland, elle empêche de voir dans l’histoire de Giselle une réalité sociale et morale meurtrière. Mais quand Giselle vient d’Ukraine, ne faut-il pas voir dans le personnage l’histoire du pays, tiraillé entre ses prétendants à l’est et à l’ouest ?  

Toujours Allemande ou déjà Suédoise ?

Quelle est la place de Giselle aujourd’hui ? A Londres, dans la version d’Akram Khan, la robe a perdu sa blancheur et Giselle, interprétée par Erina Takahashi, ressemble à un personnage de Pina Bausch, comme les danses du corps de ballet rappellent le Sacre du printemps de la fondatrice du Tanztheater Wuppertal. L’histoire est celle entre deux clans appartenant à des classes sociales différentes, ce qui reflète la légende originelle. Chez Pontus Lidberg dont la relecture du livret de Théophile Gautier et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges est à l’affiche à Bâle en ce début 2023, la robe retrouve sa blancheur, mais celle-ci est prise à contre-pied, annonçant un drame sanglant. On y voit une Giselle tenant un énorme couteau.

Car dans la vision de Lidberg, à l’origine créée au Grand Ballet de Genève, l’héroïne est une employée de maison dans la riche famille de Bathilde et Albrecht. Et elle finit par se suicider, en véritable Mademoiselle Julie, sous influence manifeste d’August Strindberg (et de Mats Ek pour la chorégraphie !). Passée chez les Wilis, elle vient hanter les rêves de celui qui abusa d’elle. Et pour rester en Suède, c’est bien sûr la version de Mats Ek qui avait ouvert la voie aux relectures contemporaines, le drame de Giselle se terminant par un enferment en hôpital psychiatrique. Alors comment Giselle peut-elle gagner sa liberté ? Un jour peut-être, en se débarrassant carrément de son nom, car « Giselle » a une racine tout sauf innocente, à savoir le terme germanique de « gisl », qui est la racine de « Geisel » : otage !

En Alsace, des Wilis en queer

Peut-on imaginer l’histoire de Giselle se solder autrement qu’en faisant sombrer son personnage-titre, tout en lui donnant des gages de contemporanéité et de réalisme ?  C’est le défi relevé par Martin Chaix, invité par Bruno Bouché à travailler avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin. Danseur au Ballet de l’Opéra de Paris, au Ballett Leipzig et au Ballett am Rhein, il crée avec Giselle sa première grande œuvre avec un ensemble français après avoir chorégraphié en Allemagne, en Croatie et au Bolchoï. Qui de mieux pour reprendre et réviser cette œuvre qui enjambait en son temps le fleuve séparant l’Alsace de la Forêt Noire ?

Cette Giselle est pensée et faite pour faire tomber certaines frontières. De son parcours ultra-rhénan, Chaix n’amène ni les paysages ni les vins qui alimentent la fête dans les versions du XIXe siècle, mais la dramaturge Ulrike Wörner von Faßmann qui contribue en Allemagne à des productions de théâtre et de danse. Ensemble, ils invitent Giselle à danser dans un club chic, seule en robe blanche face au jeu de séduction d’Albrecht qui drague et repousse sur la piste, dès qu’il aperçoit une nouvelle proie. Dès le départ, Giselle est seule car attachée à ce séducteur sériel qui ne semble pas lui promettre une ascension sociale comme cela a toujours été le cas, de Gautier à Lidberg.

Dans ce club se produit alors quelque chose d’inouï. Les femmes séduites par Albrecht ne rentrent pas dans le jeu de la jalousie, mais se solidarisent et se réconfortent mutuellement. Giselle ne meurt pas, mais se trouve, à l’Acte II, sur une route nocturne à la lisière de la zone urbaine, en compagnie d’une bande de jeunes tout de noir vêtus, en cuir ou en robes queer, c’est selon. Arrive Albrecht, ne sachant ce qui l’attend. Car ces Wilis à la West Side Story vont le mettre à genou et lui extirper une autocritique jusqu’à ce que Giselle renverse le jeu et enlève son Casanova qui trouve enfin les attitudes, les gestes et la danse d’un amour sincère.

Moderne ou classiciste ?

Mais la rébellion de Giselle-l’innocente ne s’arrête pas là car sous la peau de leur héroïne, Chaix et Wörner von Faßmann font entrer l’histoire récente des mobilisations féminines et féministes, de #metoo à la révolte des femmes iraniennes en passant par les Femen, mouvement politico-performatif – né en Ukraine ! Leurs Wilis, femmes et hommes confondus ou carrément non-binaires, se tombent dans les bras à la manière d’une équipe de rugby et Giselle, ayant obtenu satisfaction amoureuse, mène le jeu pour se débarrasser de son prétendant comme celui-ci avait l’habitude de procéder avec ses conquêtes-minutes. Bon débarras, suivi d’un solo tout simplement époustouflant, par lequel Ana Enriquez couronne une prestation aussi puissante que subtile qui a tout pour s’inscrire dans le répertoire historique de la danse.

Entretemps Albrecht a quitté la scène. Il s’est effacé, ne comprenant plus rien. Et Giselle est libre pour un vrai amour, sur des bases saines. Mais une telle Giselle est-elle vraiment aussi moderne et urbaine que les costumes et les décors veulent nous le faire croire ? Primo, un bal sur pointes n’épouse pas forcément l’ambiance d’un club branché et par ailleurs, les drames passionnels qui s’y jouent correspondent plutôt aux stéréotypes du tango argentin. Deuxio, la pantomime reste la pantomime, même si les gestes sont empruntés à la vie actuelle. Et tertio, si personne n’osera cracher sur l’idée d’un amour débarrassé de morale bourgeoise et misogyne, cette utopie est ici suggérée sous des traits plus gros encore que ceux tirés par les librettistes de 1841.

Comment changer le monde ?

D’où la question : Des fins louables et même une danse de grande finesse comme celle du Ballet de l’OnR, justifient-elles des moyens dramaturgiques aussi démonstratifs ? Comme souvent chez des créateurs se sentant emplis d’une mission essentielle, l’intention de changer le monde – si louable soit-elle – devient le moteur de l’écriture. Le résultat artistique ressemble alors à l’illustration d’un discours hypothétique. Et si les corps sont aussi poétiques que ceux de la danse classique, même revue et sans tutus, toute ambition militante ferait mieux se dissimuler derrière une intrigue aussi envoûtante que celle des librettistes de 1841.

On revient alors à la question , attribuée à Spinoza et ardemment citée par les chorégraphes: « Que peut un corps ? » Ce qui soulève une autre question : Si Spinoza avait connu la danse que nous appelons « classique », aurait-il alors demandé « que peut un ballet » ? Et aurait-il accepté l’impatience de la dramaturge ici impliquée qui revendique tout simplement de vouloir « changer le monde, ici et maintenant », soutenant que « les réécritures d’histoires ont un potentiel de transformation, même sur une scène de ballet » ?

Pour faire avancer une transformation, on peut préférer les actes aux discours. On apprécie donc sans réserve l’initiative de confier la direction musicale à la brillante cheffe d’orchestre Sora Elisabeth Lee, forte d’un geste musical qui semble vouloir s’envoler avec la légèreté rêvée par Giselle. Et on est épaté par l’idée de réduire la partition originale d’Adolphe Adam à ses parties les plus emblématiques pour laisser s’exprimer le talent de Louise Farrenc, contemporaine d’Adam et non moins douée, par deux de ses symphonies. Ce qui constitue un bel exemple de parité. Le véritable acte d’émancipation aurait-il donc lieu dans cette fosse d’orchestre dans laquelle les Wilis semblent à un moment vouloir jeter le narcissique Albrecht ?

Le regard flamand

On revient donc à la question de savoir comment faire de Giselle une complice à la fois de la cause des femmes et de la cause artistique. Et on salue ainsi le théâtre pour apporter une réponse subtilement paradoxale, par une Giselle signée François Gremaud et interprétée par Samantha Van Wissen. « En flamand, ‘wissen’ c’est ‘effacer’ » explique-t-elle au début, avec modestie. Elle aurait pu ajouter qu’en allemand, « Wissen », c’est « (le) savoir ». Et elle a tout le savoir-faire, le culot et l’humour qu’il faut pour aller sur le plateau et interpréter seule tous les personnages, autant féminins que masculins, de Giselle.

C’est dans un esprit très flamand et donc espiègle que Gremaud (né à Berne et formé à Bruxelles) et Van Wissen réussissent le grand écart entre un regard distancié, critique et ironique et un retour aux sources. Car la comédienne-danseuse restitue non seulement les parties pantomime de la version originale aujourd’hui enlevées, les quatre musiciens jouent aussi la Fugue des Wilis composée par Adolphe Adam qui n’a plus cour de nos jours. « Pourquoi ici une fugue », s’interroge l’ancienne danseuse de Rosas. Ses réflexions ironiques sur le livret (« Il faut lâcher prise, c’est un acte fantasmagorique ») font d’elle, vêtue d’une simple combinaison noire, la meilleure alliée de la jeune vigneronne prise dans le système de tentations et interdits de l’aristocratie patriarcale.

Le duo Gremaud/Van Wissen permet à Giselle de s’approprier son histoire en l’affrontant comme si Giselle la revivait à travers un regard actuel. « Doucement Giselle s’efface », commente-t-elle à la page 61 – le texte est distribué à la fin du spectacle – reprenant le début où elle avertit que « le fait de s’effacer est une des problématiques » de ce ballet. Elle sait aussi – ou disons, son auteur, Gremaud – comment Albrecht aurait dû se comporter : « Finalement il s’arrête dans une position très sculpturale. On a l’impression qu’il pense. Oui, je suis d’accord, il aurait dû le faire avant, là c’est un peu tard, mais bon, s’il avait réfléchi, on n’aurait pas eu la pièce, donc, bon… ». Et on n’aurait pas eu celle-ci, cette pièce, celle qui permet à la Giselle de 1841, celle née dans les pas de Carlotta Grisi, de ne plus s’effacer. Plus besoin de partir sur les routes, de finir en psychiatrie, de se suicider ou de vouloir changer le monde.

Thomas Hahn

Giselle De Martin Chaix Vu le 17 janvier 2023, Opéra de Strasbourg - Prochaines dates : Mulhouse, Théâtre de la Sinne, du 26 au 31 janvier, Colmar, Théâtre, le 5 février

Giselle de François Gremaud Vu le 10 janvier 2023, Paris, Théâtre de la Bastille - En tournée :  2 et 3 février, CCN de Caen en Normandie, 7 février Le Zef, Marseille, 10 février Théâtre Christian Ligier, Nîmes, 28 février Le Carreau, Forbach

Photo de preview : Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney

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