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Faits d’hiver : décaler le regard #6. Le comique pour de rire

Mr.Slapstick, le solo chorégraphique de Jean Gaudin et Pedro Pauwels, interprété par ce dernier, accompagné par la composition musicale de Mauricio Kagel, Variété (1977), aborde le comique à sa façon, de manière anti-burlesque ou, si l’on veut, le plus sérieusement du monde.

Le « mister » (ou mystère) du titre n’est autre que Buster Keaton esquissé/esquivé par Pedro Pauwels dès l’entame de sa variation en deux temps trois mouvements : deux courses rapides en diagonale avec sortie de la salle et claquements de portes et clignotements lumineux comme ceux de l’œil de la caméra ou du défilement saccadé de la pellicule dans un projecteur.

Le slapstick désigne le genre cinématographique créé au temps du muet par Mack Sennett, hérité de la farce, de la commedia dell’arte, de l’art de la marionnette. Le mot lui-même désigne le battocchio sonore d’Arlequin aussi bien que la tavelle de Guignol. Ce style filmique a été sublimé par Charlie Chaplin à partir de 1914 (date du mythe de Charlot qui prend corps avec Kid's Auto Race) et par Buster Keaton en 1917 (cf. Butcher Boy réalisé par Fatty Arbuckle).

Le titre du solo dansé par Pauwels et écrit à deux se réfère, en théorie du moins,à ce que les Allemands appellent Groteskfilm et les Français film comique ou burlesque – sans la connotation grivoise du spectacle d’effeuillage que les Américains ont nommé New Burlesque. Le corpus du slapstick va des courts métrages en deux bobines des années dix aux moyens métrages des années vingt et aux numéros rythmant les longs métrages des années trente, après la généralisation du sonore. Ces opus sont à base de pantomime, d’acrobatie, de cascades, de courses poursuites, de cops en veux-tu en voilà, de girls aussi, de situations absurdes, de bagarres, de quiproquos. Et de tartes à la crème.

Ce gag qui fait, littéralement, perdre la face date des débuts du cinéma ; il prend le relais de L’Arroseur arrosé (1895) et prend forme dans des films comme Mr. Flip (1909) ou A Noise from the Deep (1913) ; il contaminera plus tard la réalité pour devenir acte symbolique (cf. l’application sur le visage d’Armand Lanoux annonçant le prix Goncourt 1977 d’une religieuse à la crème d’origine lettriste) ou, plus ou moins, politique (cf. les attentats de tendance anar commis dans les années 80 par l’entarteur en chef Noël Godin dégradant Marguerite Duras, Bernard-Henri Lévy, Bill Gates, Jean-Luc Godard, Nicolas Sarkozy, P.P.D.A., Maurice Béjart…). Keaton n’y recourt jamais dans ses propres films mais lance tout de même une tarte sur la charmante Alice Faye dans Hollywood Cavalcade (1938), une autoréflexion sur l’ère du muet qui anticipe surLe Silence est d'or (1947) et sur Singin’ in the Rain (1952).

En 1924, Buster Keaton publie un article qui traite de l’histoire du film comique comme si l’art du burlesque était déjà terminé – le texte fut traduit en français l’année suivante. Il y distingue six périodes : l'âge de l'explosion (de la désintégration, des cascades, de l’acrobatie), l'âge du fromage blanc (celui du jet de tartes à la crème, où s’illustra Fatty, un exercice qui donna, ironise Keaton, « d'excellents lanceurs de grenade dont les talents firent merveille pendant la dernière guerre »), l'âge du policeman (cf. les Keystone cops), l'âge de l'automobile (celui du taylorisme, des Ford T et autres guimbardes maltraitées à l’écran de façon spectaculaire), l'âge du costume de bain (celui des bathing beautiessennettiennes) et l'âge actuel. On y est. Avec la danse contemporaine et une pièce comme Mr. Slapstick.

Pas facile de venir après Buster Keaton. À l’en croire, le but de Pauwels n’était pas de se comparer à lui, de rivaliser avec cet enfant de la balle (et de la balistique, comme disait Claude-Jean Philippe) qui, grâce à son producteur Joseph Schenck et à ses gagmen Clyde Bruckman, Joseph Mitchell et Jean Havez, a été l’acteur et auteur de chefs d’œuvre immortels. Gaudin et Pauwels n’ont pas pris le pli de rire, contrairement à des chorégraphes de leur génération qui ont excellé dans ce domaine – à Dominique Boivin, Philippe Decouflé, Grand Magasin, par exemple. Pedro Pauwels dit d’ailleurs être plus porté vers les comédies musicales que vers les films du cinéma muet. C’est une des raisons pour lesquelles Mr. Slapstick traite de Keaton au deuxième, voire au troisième degré, sans du tout se référer au personnage de Malec, clown blanc impassible et à la tête de bois datant des années dix, mais plutôt à celui qui apparaît, après-guerre, au côté de son collègue de bureau Charlie Chaplin dans Limelight (1952), après son retour à la scène ou plutôt à la piste du cirque Médrano en 1947. 

Le hasard objectif faisant bien les choses, la création de Gaudin-Pauwels a été présentée au Studio May B de Micadanses – en présence, d’ailleurs, d’Antoine Manologlou. Car Mr. Slapstick rappelle indéniablement le personnage abstrait, double et borgne (comme les grands réalisateurs John Ford, Fritz Lang, Raoul Walsh et Tex Avery) qu’incarne Buster Keaton dans le court métrage de Samuel Beckett et Alan Schneider tout bonnement intitulé… Film (1965), tourné à New York dans une usine désaffectée près de Brooklyn. Une œuvre non narrative, plus laconique ou polysémique que la pantomime, le cinéma muet et la danse pure. La chaise à laquelle s’adresse en silence Pedro Pauwels représente le (point de vue du) spectateur ; elle fait clairement référence à la rocking chair du film beckettien. Comme Keaton, le danseur se heurte aux murs qui encadrent le plateau ; il tourne souvent et ostensiblement le dos à l’assistance. À l’issue du tournage de son film, Beckett déclara, paraît-il : « Keaton était inaccessible. Il avait un esprit de poker ainsi qu'un visage de poker ». A poker face signifiant impénétrable ou rusé.

Nicolas Villodre.

Vu le 7 février 2024 à Micadanses dans le cadre du festival Faits d'Hiver. 

 

 

 

 

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