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Deux livres ratés sur la danse

Ecrire sur la danse n’est pas chose facile. D’autant plus quand on manque sérieusement de connaissances sur le sujet !

Pour s'en tenir à l'apparence, difficile de trouver deux livres plus différents que ces deux-là. Mais, ce sont deux livres dit de danse. D'un côté, un grand volume, beau livre conçu pour être offert à Noël, couverture cartonnée bleue aux inscriptions en rose, avec prolifération de mentions attirantes car familières et à la mode, voguing, krump ou flamenco. Termes connus car médiatisés quoiqu'en général leur sens exact échappe, ce qui n'a aucune importance : ils font image. De l'autre, un petit volume au format essai, à la couverture blanche, avec le nom de l'auteur en noir et le titre en dessous, d'un rose légèrement passé arborant « La danse » en grand, mais sous-titré, pour ne pas tromper sur la nature du propos d'un « Philosophie du corps en mouvement » qui signifie bien que l'on va faire dans le sérieux. Ce dernier volume paru après les fêtes quand le premier l’a été juste avant, les ambitions de l'un et de l'autre apparaissent clairement. Pourtant, quelque chose de souterrain et de profond relie ces deux ouvrages qui forment les faces opposées et complémentaires d'un mépris sous-jacent pour la danse.

Pour le premier, intitulé Tous Danseurs, et signé Dorothée de Cabissole, les choses s'affichent presque naïvement. Dès les premières pages, une personne dotée d'une culture chorégraphique suffisante et un peu travaillée – disons l'UV d'Histoire de la danse nécessaire pour obtenir le diplôme d'État – risque l'attaque d'apoplexie. Non, L'Académie Royale de Musique (et de danse, le second terme du nom est oublié) n'a pas été fondée en 1672 (date du rachat par Lully) mais en 1669. Et les CCN n'ont pas été créés en 1980, mais en 1968 (Ballet Théâtre Contemporain) si l'on retient l'appellation complète, en 1979, (mais régional et non national – à Montpellier ou Rennes) si l'on s'attache à la mission, et en 1984 pour le label du ministère de la Culture. Béjart n'a pas commencé sa carrière à l'opéra de Marseille avant de rejoindre l'opéra de Paris, tout au plus peut-on penser à l'opéra de Vichy pour sa carrière de danseur (et un peu chorégraphe) quant à celui de Paris, il n'y a jamais dansé. Les Ballets russes ne commencent pas en 1907 puisque la première programmation de la compagnie a lieu en 1909. Avant, si Diaghilev vient à Paris, il s'agit d'opéra ou de musique mais pas de ballets. Et Don Quichotte n'est pas la première création de Petipa. Tant qu'à faire démarrer sa carrière de chorégraphe en Russie par une œuvre, autant retenir La Fille du Pharaon (1862). Mais il faut arrêter là le tir au pigeon du spécialiste sur la non spécialiste et incriminer le service de relecture de la maison Marabout qui a manifestement traité le sujet par-dessus la jambe ce qui est une figure chorégraphique discutable. Dorothée de Cabissole, bloggeuse et podcasteuse, issue du marketing, aime les danseurs et parler avec eux et navigue sur le grand flux d'information numérique ; mais, et elle le reconnaît avec une candeur qui sonne très juste, elle « rêvai(s) d'écrire un livre ». Certes, mais alors, mieux vaut éviter d'afficher des connaissances que l'on n’a pas ! Comme l'écrit Giovanni Lista en ouverture de son redoutable La Scène Moderne (redoutable car responsable, par son poids d'un nombre considérable de hernies et de déchirures musculaires) "L'histoire fait partie des sciences positives. Le travail de sens qu'elle opère repose en effet sur des données concrètes, des repères chronologiques, des faits et des événements objectifs." Se vautrer sur ce terrain déprécie tout le reste voire le disqualifie… 

Alexandre Lacroix ne saurait tomber dans ce piège grossier. Il ne rêve pas d'écrire un livre il en a fait des dizaines, ce polygraphe en vue du milieu germanopratin, directeur de Philosophie magazine, connaît les techniques et les codes et son livre affiche ce sérieux de bon aloi qui sied à l'essai bien troussé de l'auteur bien en vue. C'est très bien fait. Succession de brefs chapitres alternant remarques personnelles écrites à la première personne et vastes considérations où l'on croise les fouilles archéologiques de Nevali Çori, Charles Darwin, Paul Valéry – à l'appui d'une soirée dansante – avant Lucien de Samosate, Giorgio Agamben et même François Delsarte ce qui témoigne d'une incontestable maîtrise dans l'utilisation de son appareil intellectuel.

Mais aucun spectateur un peu curieux – disons ayant assisté au festival de Montpellier (35000 spectateurs) ou à la Biennale de Lyon (100000 spectateurs), ce qui n'est pas plus négligeable que les 38 542 exemplaires de diffusion totale de Philosophie Magazine (chiffres 2023 de l'ACPM) - ne peut s'empêcher de lever un sourcil inquiet à l'ouverture d'un ouvrage sur la danse dont la première phrase assène : « Pendant un an, je suis allé régulièrement à l'opéra Garnier, à Paris »… Et qui se poursuit, dès le deuxième chapitre par une visite fascinée de la « grande boutique » avant d'alterner épisodes de la vie de l'étoile Ludmila Pagliero et confidences de l'autre étoile Stéphane Bullion ! Cela limite sérieusement le champ de réflexion autour de la danse et glisser un mot sur Cunningham au détour ou une jolie description de Mats Ek au travail ne change rien. Surtout quand on reconnaît « Mats Ek est le seul chorégraphe contemporain que j'ai pu voir au travail » : cela fait court comme expérience pour tirer des conclusions, mais c'est en ligne avec cette démarche qui s'intéresse aux évidences partagées. Du Bernardin de Saint-Pierre pontifiant comme Monsieur Homais1. Cela ressemble à quelqu'un qui prétendrait expliquer la peinture parce qu'il a des copains qui lui permettent de visiter le Louvre quand il veut… Pour qui a lu le Danser signé par Hugo Marchand et écrit par Caroline de Bodinat (Flamarion 2021), ou pour les plus anciens L'âge Heureux d'Odette Joyeux (ou c'est bien plus drôle et sincère parce que joliment rêvé) il s'agit du même catalogue de clichés et fantasmes typique du livre de danseuse. Alexandre Lacroix semble avoir pioché les recettes de son ouvrage dans la bibliothèque verte de la grande époque en l'assaisonnant avec de l'épice « dîner en ville » qui fait chic (pour info à l'auteur, plus personne n'use sans précaution des « marionnettes » de Kleist qui est une référence plus que discutée).

Mais tout, dans les deux livres, recèle du même monde de préjugés et de méconnaissances profondes. Dorothée de Cabissole se tirerait même mieux de l'exercice car elle n'affecte pas la suffisance un peu replète de celui qui possède le bagage culturel qui fait chic sans s'apercevoir qu'il est contrefait. Dorothée de Cabissole ignore l'histoire et les références de la danse, Alexandre Lacroix les néglige aux motifs que peu de philosophes auraient écrit sur le sujet, mais surtout parce que la majorité des textes de réflexion sur l'art chorégraphique n'ont pas été le fait de philosophes ! Des gens qui pensent sans être adoubés par la culture dominante, pensez donc ! Des chorégraphes (pas une référence à Noverre), des critiques (lire Levinson éviterait quelques sottises sur le classique), voire des historiens débordant de leur domaine (Laure Guilbert, à partir du nazisme, dit beaucoup sur la nature du chorégraphique).

Tous Danseurs et La Danse occupent les deux versants de ce mont de mépris et de méconnaissance sur la danse qu'est la force médiatique contemporaine. Le premier par cette négligence coupable dans le respect des faits, le second par cette suffisance qui tient pour négligeable ce que l'on ne connaît pas. Et le tout, histoire de faire bonne mesure constitue un véritable acte d'accusation pour la fac de Paris 8 dont certains « chercheurs » se sont indignés qu'Alexandre Lacroix eut écrit sans les citer, qui en voulait pétitionner, mais qui sont « incitables » tant la fréquentation endogamique de leur chapelle coupée du monde les a rendus inaudibles. L'édition en danse est certes un combat ; voilà donc deux défaites (voire trois si l'on ajoute l'université) !

Philippe Verrièle

Dorothée de Cabissole, Tous Danseurs, Marabout 2023, 200p

Alexandre Lacroix, Danser, Philosophie du corps en mouvement, Allary Editions 2024, 238p

1Le pharmacien de Madame Bovary de Flaubert.

 

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