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« Atara » par Reut Shemesh

Personnalité encore mal connue en France, Reut Shemesh propose avec Atara, une œuvre singulière sur un sujet très particulier. Pourtant c'est, à partir de la situation des femmes juives orthodoxes, un propos beaucoup plus large qu'elle livre.

En ces temps troublés, un spectacle qui aborde l'univers de la culture juive avec ironie et nuance, délicatesse mais sans complaisance, le tout en évitant la caricature, relève du salut public. Mais cette pièce de la chorégraphe israélienne Reut Shemesh a su trouver un ton très juste et la bonne distance. Il ne s'agit pas à proprement parler d’une jeune artiste – elle a 41 ans et une quinzaine de créations au compteur – mais on ne peut pas dire pour autant qu'elle encombre les scènes hexagonales. Pourtant à l'image de ses confrères, Arkadi Zaides ou Yaïr Barelli , elle appartient à cette manière de « chorégraphie du réel » par laquelle ils documentent et commentent, souvent de manière acerbe, la réalité culturelle et politique de leur pays en jouant au plateau sur la mixité des techniques.

Ainsi, en mêlant danse, vidéo, texte, Reut Shemesh interroge les comportements humains confrontés à l'univers culturel juif : dans Leviah(2015-2016), les femmes dans l'armée, dans Let’s Catch Tigers (2013), huit femmes de 65 à 75 ans et leurs aspirations… Le tout en films chorégraphiés ou en pièces de plateau, la chorégraphe glissant de l'un à l'autre avec une fluidité remarquable. Atara (2019) aborde un sujet qui, dans la société israélienne elle-même est source de tension : l'orthodoxie, vue, dans ce trio, du point de vue des femmes ! Le propos a, avant même toute autre considération, le mérite de l'originalité… 

Donc, un tapis blanc et un écran pour fond de scène. Suspendu, un triangle de tubes au néon qui pourrait être inspiré de l'artiste Dan Flavin. Cela commence par une suite d'images projetées : photos sans apprêt particulier, comme brutes et issues de la vie quotidienne sinon que quelques détails détonnent et induisent un écart, ainsi ces perruques qui servent aux femmes orthodoxes juives à dissimuler leurs véritables cheveux mais qui deviennent, saisies à l'étal, d'étranges scalps ! Scènes exotes qu’aurait pu écrire le poète Segalen puisqu'elles désignent la distance qui nous sépare du sujet. Profitant d'un noir, deux femmes, trois quarts dos, aux deux coins haut du tapis. Semblablement différentes, jupes « modestes », bras couverts, les mêmes chevelures bien rangées, quoique de couleurs différentes. Figures de la contenance et de l'humilité sinon ce minuscule fléchissement rythmique des genoux, à l'unisson. Mouvement de l'irrépressible pourtant contenu. Quelque chose là-dedans qui bouillonne et que le maintien prévient. Les visages restent lisses et d'un apaisement déconcertant tandis que la manie s'amplifie ; le fléchissement se mue en une forme imaginée de danse traditionnelle – de mariage ou d'autre cérémonie – s'emparant des deux corps séparés mais se répondant, accélérant le rythme jusqu'à une forme de rage qui pourrait évoquer l'épidémie strasbourgeoise de danse de 1518 (celle-là même qui sert d'argument au roman de Jean Theulé Entrez dans la danse).

Mais tout s'apaise. Défilent une série d'aphorismes formant commandement de vie de ces femmes hors du siècle commun, non sans quelques décalages délectables, ainsi est-il dit et écrit, en anglais, que ces femmes ne connaissent pas l'anglais… 

Ce défilement d'aphorismes reviendra à plusieurs reprises, jamais comme une légende ou une explication du propos, plutôt comme prescriptions ou préceptes, mais la troisième femme, jusque alors assise dos au public, à jardin, est entrée, et la pièce composée pour ce trio prend un tour très graphique, donnant une place importante au mouvement des bras, dans une rigueur sinon coercitive du moins de pression sociale. Pour être juste, le doute affleure immédiatement quant à cette grande figure un peu trop sèche et musculeuse ; plus tard viendra la confirmation : cette troisième interprète est un homme. Mais à ce moment, alors qu'un peu plus de la moitié de l'œuvre s'est écoulée, le trouble demeure, d'autant que non content de complexifier la composition géométrique, voilà l'intrus qui se met à parcourir la diagonale d'une suite de roues peu conformes à la décence… Le trio s'agite un peu, chacun suivant son rythme, toujours avec contrôle ; les textes reprennent. Une sensation de douce acceptation d'un impératif discret que quelques manifestations brouillent cependant : cela tombe soudain, cela tremble, cela se crispe… Les interprètes, chacune à un coin bien écarté des autres, y laissent leurs vêtements. C'est là que la confirmation survient et quand les deux femmes et donc l'homme se mettent à vêtir le costume de l'autre, tout le propos de la pièce tend vers cette mise en évidence de l'universalité de la contrainte et de toutes nos stratégies intimes pour y résister sans tout remettre en cause. Ce petit espace de liberté que matérialisent les tremblements, les petits décalages, la tension supplémentaire dans un mouvement.

La chorégraphe le reconnaît explicitement dans le livre Symmetry, Alibis & Intuition qui lui est consacré. Elle dit à propos d'Atara : « L'œuvre traite bien du monde des femmes juives orthodoxes, mais il s'agit en réalité d'aborder la situation des artistes du 21e siècle essayant de redéfinir les structures familiales et la communauté contre la solitude ». Une façon d'aller du plus singulier au général qui, en ces temps troublés, relève bien du salut public !

Philippe Verrièle

Vu le 22 novembre 2023, Théâtre Antigone à Courtrai dans le cadre du festival Next.

 

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