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« Les Jolies Choses » de Catherine Gaudet
La chorégraphe québécoise, Grand prix de la danse de Montréal 2022, témoigne avec ce quintette plutôt « physique » (euphémisme) d'un sens étonnant de la subtilité dans un contexte qui ne s’y prête pourtant pas tant Les Jolies Choses tiennent de l'épreuve corporelle, mais sans être une épreuve « tout court », et ça, c'est une nuance !
C'est ce que l'on peut appeler « spectacle d'épuisement » ou de « résistance », selon le point de vue… Et ça tend à devenir un genre en soi ; pièce dans laquelle le risque de l'erreur exacerbée par la tension, la fatigue et la répétition valent pour la corne du « toro » ou le vide du fildefériste. Il y aura nécessairement quelques vieux balletomanes pour rappeler que la variation des fouettés du Lac des cygnes relève de cette catégorie. Et d'autres, plutôt du domaine contemporain, pour faire remarquer la proximité avec les expériences des chorégraphes de l'époque minimaliste (Le Fase (1982) de De Keersmaeker pouvant tenir de parangon). Mais le spectacle de résistance possède quelques caractéristiques propres. Il suppose la mise en évidence de la fatigue du danseur, et la résistance à celle-ci, donc ! Il fonctionne comme une dialectique entre l'exigence du chorégraphe et la capacité du danseur, que l'on se souvienne de pièces récentes comme Abdomen (2021) de Clémentine Maubon & Bastien Lefèvre ou de A Duet (2022) de Dovydas Strimaitis. Révolution (2009) d'Olivier Dubois constituant un archétype du genre, mais aussi sa limite puisque la dimension coercitive n'est pas absente du dispositif. Et ce type de démarche ne peut s'entendre, comme le prouvent ces Jolies Choses, nouvel avatar du genre, sans une sérieuse distance.
Et Catherine Gaudet s'y entend manifestement en la matière.
Plein feux, cinq au plateau. Il n'y aura pas d'entrées de toute la pièce. Ils resteront là, quoi qu'il arrive, jusqu'au bout. Cela commence très subtilement, imperceptiblement. Une petite oscillation, un mouvement de main. L'homme, à Cour, opère des rotations de buste. Dans le fond, un autre homme engage un mouvement de balancement de bras puis une rotation. Peu à peu, ils se mettent tous en mouvement, nourrissant leur « patterns » de nuances ajoutées une à une jusqu'à faire – littéralement – bouger les danseurs pourtant apparemment obstinément ancrés au sol. Et ces quelques mouvements nourrissent les motifs qui vont « tenir » toute la pièce. On peut penser aux Accumulations Pièces de Trisha Brown et ce n'est pas le moindre des talents de Catherine Gaudet, pourtant trop jeune pour avoir été l'émule de la grande Américaine, de tisser sa pièce de références qui sont autant de signaux.
La musique par exemple, signée Antoine Berthiaume. Au départ, ce n'est rien. Une pulsation rythmique. Puis cela se nourrit avec des comptes ; l'on entend Einstein on the Beach, avant que ce soit Michael Nyman, (cela finira façon Rammstein !, ce qui fait du minimalisme un concept singulier, mais qui donne à penser), et voilà, par la vertu de ces allusions, que tout le mouvement de la danse répétitive revient.
Tiens, cela saute et évoque la débauche d'énergie du Sacre du Printemps de Daniel Léveillé (1982), mais avec des grimaces. Car non seulement Catherine Gaudet s'amuse beaucoup des références, fines ou ostensiblement soulignées (du french cancan détourné autant que des minimalistes, donc), mais introduit une distance qui prévient toute tentation du règlement de compte plus ou moins pervers du chorégraphe vis à vis de l'engeance des danseurs. Car cela se plaint. Les cinq danseurs, aux physiques très « tranchés » (un danseur musculeux au possible face à une longue tige féminine par exemple), n'acceptent pas l'épreuve sans mot dire. Cela grimace donc, mais aussi proteste en criant, rugit comme on se motive dans l'effort, ne cache rien du caractère excessif de l'exercice.
Une pièce de résistance, incontestablement, mais dont cette sincérité dans l'aveu nuance fortement la charge dramatique pour en faire un paradoxal enjeu de libération. La chorégraphe, quand elle a composé cette pièce, reconnaissait « avoir été coincée » dans une manière de mécanique. Mais plutôt que de s'y complaire en laissant les danseurs se débattre, elle leur laisse exprimer une frénésie réjouissante. Cela remet à sa place le fameux dogme de l'effort invisible du danseur autant que la beauté dramatique de la sueur qui coule pour laisser place à quelque chose de « tripal » et qui exulte dans un genre de tension collective réjouissante.
Réjouissant aussi parce que cette pièce révèle quelque chose de profond, que chacun de nous a ressenti au cours de ces mois récents : l'effet de rage libératrice à bouger de nouveau ensemble après le confinement. « on était tellement exaltés par le fait de se retrouver. Il y avait une espèce de retour aux sources qui nous a amenés à nous poser des questions sur ce qui était essentiel, ce qu’on voulait vraiment dire avec notre danse ; on a essayé d’en extraire tout le superflu » répond-elle à un journaliste du blog de la chaîne canadienne Ici Artv. Cette libération simple et juste fait de ces Jolies Choses une pièce de résistance, certes, mais franchement jubilatoire.
Philippe Verrièle
Vu le 28 septembre 2023, Théâtre de Croix Rousse dans le cadre de la Biennale de Lyon
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