Error message

The file could not be created.

"Nous ne cesserons pas" de Bruno Bouché, "Noces" d’Hélène Blackburn

Fastueux programme, mariage royal même, que cette union ou association libre entre deux pièces différentes, voire divergentes qui, finalement se complètent : la recréation, et non la reprise, de Nous ne cesserons pas (2011) de Bruno Bouché et la création de Noces (2024), d’Hélène Blackburn qui donne son nom à la soirée, toutes deux interprétées par le Ballet du Rhin.

Le pas de sept de Bruno Bouché ouvre cette soirée de gala au Théâtre municipal de Colmar, merveilleuse salle à l’italienne de l’architecte Louis-Michel Boltz, datant du milieu du XIXe siècle. Mis en lumière côté jardin, le talentueux pianiste Tanguy de Williencourt entame la Sonate en si mineur de Franz Liszt alors que demeurent dans l’ombre un court instant six danseurs et une unique danseuse (Brett Fukuda). Le titre de la pièce est la traduction du début d’une strophe du poème Little Gidding (1942) de T.S. Eliot : « We shall not cease from exploration / And the end of all our exploring / Will be to arrive where we started / And know the place for the first time ».

Bruno Bouché avait conçu Nous ne cesserons pas peu de temps après son duo Bless – ainsi soit-il, qui était inspiré de la lutte de Jacob avec l’Ange. Autrement dit, selon le chorégraphe, de cet « épisode mythique de l’Ancien Testament où Jacob accède à son humanité après avoir vaincu un être d’esprit ». Ce qui justifie la persistance, ici, d’une parabolique échelle – d’un gigantesque escabeau doublé d’une courte échelle, plus exactement – qui fait son effet bœuf, côté cour mais, finalement, peu d’usage en cours de process, comme on dit de nos jours. En effet, seuls quatre échelons de l’installation seront gravis par un danseur risquetout. À la Chaconne de Bach de Bless succède ici la sonate de Liszt : nous apprenons que Nous ne cesserons plus a été créé à la Fondation Cziffra de Senlis qui, avec le disque, contribue à pérenniser le pianiste virtuose spécialiste du compositeur hongrois.

Isadora a prouvé que toute musique pouvait être dansée. La sonate lisztienne, mi-romantique, mi-impressionniste, pur chef d’œuvre, d’une modernité étonnante, n’échappe pas à cette règle. L’entrée des danseurs (et, du reste, leur sortie) les contraint à ramper sous le piano du concertiste, un peu comme un passage dans English Suite (2021) de Kaori Ito et Francesco Tristano, découvert en visioconférence au temps du Corona [lire notre critique]. Consciemment ou non, cette excessive révérence est signe d’humilité ou de déférence de la danse vis-à-vis de la musique. Ceci dit, Bruno Bouché ne va pas jusqu’à illustrer, note à note et pas à pas, les grands deux thèmes de la partition. Sa danse en synchronie ou harmonie avec la musique est une traduction visuelle et personnelle de celle-ci. Sa suite gestuelle extrêmement fluide, ses changements de direction, d’intensité et de vitesse « sculptent le temps », pour reprendre l’expression de Nikolais.

Nous ne cesserons pas de Bruno Bouché © Agathe Poupeney

Il en est de même ou presque – c’est ce presque qu’il nous faut préciser – chez Hélène Blackburn. La chorégraphe canadienne propose (ou oppose) une version féministe du rapport, non plus danse-musique mais homme-femme. Le mâle alpha étant ici esseulé, au milieu d’une neuvaine d’amazones – thème cher à Janine Charrat et, plus près de nous, à Marie-Claude Pietragalla. On passe, en somme, de La Mariée mise à nu par les célibataires (1912) de Marcel Duchamp à La Mariée (1963) de 2,26 m de haut de Niki de Saint Phalle qui a inspiré Hélène Blackburn. Il se pourrait, à cet égard, que la Fontaine Stravinsky (1983), œuvre conjointe de Saint Phalle et Tinguely, ait été automatiquement associée à la composition musicale, plutôt qu’à la chorégraphie originelle de Bronislava Nijinska.

Noces d’Hélène Blackburn © Agathe Poupeney 

Nous avons eu la chance de voir en son temps la création du ballet Noces selon Angelin Preljocaj mais avons été épatés par celle découverte à Colmar. Si, en raison du plateau aux dimensions réduites et de l’absence de fosse, la musique y a été diffusée d’après un enregistrement, il n’en est pas moins vrai que l’acoustique et la qualité du son stéréo aidant, toutes les nuances d’origine et les subtilités instrumentales des percussions de Strasbourg nous ont enthousiasmés, la salle et nous d’un bout à l’autre de l’écoulement. Certes, les voix opératiques des chanteurs ne permettent pas toujours de capter les signifiés, quoique le compositeur ait pris le soin de traduire les lyrics en français. La chorégraphe a mis en cause le pacte favorable au jeune marié qui peut s’adresser à sa belle en ces termes : « Habitue-toi, Nastassioushka à mes humeurs, à ma raison ».

En minorité, le jeune homme (Miquel Lozano) se trouve bouche bée. Ou, plus exactement, il veut parler mais aucun son ne sort de sa bouche. Plus personne, dans le chœur, ne l’entend de cette oreille. Le temps est marqué par l’ascension et la descente d’un luminaire à suspension formé de cinq couronnes (de mariée et de lumière), conçu, peut-on penser, par Tom Klefstad. L’heure est à la révolte. Les mariées en puissance le sont réellement, physiquement sur scène. Élevées, surélevées par les pointes. Ce corps de ballet entièrement féminin, de blanc virginal vêtu, se dresse, littéralement, contre le soliste isolé, chagriné, rembruni, en habit de noces. Les fiancées, telles des Carmencita incarnées par un ensemble de ballerines punks rappelant Karole Armitage ou Louise Lecavalier, lui font sa fête. Belles dans leur robe translucide de Xavier Ronce qui, au final, se teintent de rouge coquelicot, les mariées changent la donne, la règle du jeu, transformant le rite en noces de sang. La chute finale est, littéralement, fracassante.

Nicolas Villodre

Le 12 octobre 2024 au Théâtre municipal de Colmar.


À voir à La Filature à Mulhouse, du 18 au 20 octobre 2024.

Distributions vues : "Nous ne cesserons pas" : Brett Fukuda, Marin Delavaud, Cauê Frias, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Jesse Lyon, Avery Reiners, Marwik Schmit

"Les Noces" : Elle : Lara Wolter / Lui : Miquel Lozano / Les femmes : Deia Cabalé, Christina Cecchini, Marta Dias, Ana Enriquez, Di He, Julia Juillard, Leonora Nummi, Alice Pernão, Emmy Stoeri.

Catégories: 

Add new comment