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« TIME » de Michèle Murray à Tours d'Horizons

Avec TIME, Michèle Murray affirme sa filiation avec la danse abstraite américaine dans une pièce magistrale.

Cette création arrive à Tours où Michèle Murray va s'installer pour trois ans comme chorégraphe associée au CCN. Or TIME, pièce très construite pour sept interprètes, abstraite et rigoureuse jusqu'à une certaine austérité de bon aloi tranche avec le style du directeur des lieux, Thomas Lebrun, fin composeur de danse, mais que l'outrance des images n'a jamais rebuté… Un peu comme une certaine Michèle Murray qui chorégraphiait au début des années 2000 !!!

Très bien structurée selon une logique d'accumulations puis des-accumulations des interprètes, TIME relève de ce que l'on peut qualifier de pièce abstraite. Un plateau vide mais habité de grandes nappes de couleurs franches aux franges légèrement diffuses que magnifient les lumières de Catherine Noden signent une sorte d'inspiration à la Mark Rothko (1903-1970) en moins systématique. Dès l'entrée de deux danseurs à bas de cour, l'absence d'intention narrative s'affirme. Ils remontent. Ils se campent en haut de cour. Diagonale en stricte unisson et remonté vers fond de jardin. Succession de patterns, ou schémas chorégraphiques, très élaborés, marqués par la fluidité interne du mouvement jusqu'à l'arrêt ; puis redémarrage d'un nouveau pattern fortement différencié du précédent. Le geste se fond dans cette construction qui laisse toute sa place à l'élaboration du pattern sans laisser s'installer le flux du mouvement (contrairement à ce que fait une Anne Teresa De Keersmaeker par exemple).

Cette forme de danse n'est pas sans évoquer une Trisha Brown ce dont se défend la chorégraphe : « même si j’apprécie la recherche de Trisha Brown, c’est celle avec qui j’ai le moins travaillé et je ne ressens pas beaucoup son influence. Je me sens beaucoup plus d’affinités avec la danse classique et Cunningham. Peut - être que cet effet est dû au fait que les danseurs et moi-même sommes passés par les techniques dites somatiques, et que cela se ressent dans la façon de bouger. »
Reste que cette composition s'inscrit clairement dans une cohérence stylistique qui rattache Michèle Murray à ce que l'on peu appeler l'abstraction. Et un petit passage par la biographie conforte l'opinion : cette américano-française née en Allemagne a d'abord suivi une formation en « danse classique » au Balletschule am Schauspielhaus (Düsseldorf) puis auprès de Solange Golovine à Paris avant de faire le pèlerinage new yorkais entre 1987 et 1989 pour une formation au Merce Cunningham Studio de New York (mais avec aussi avec des professeurs académiques comme Janet Panetta et Marjorie Mussman).

Bon, et bien voilà, tout est clair et l'on se campe tranquillement dans son siège pour suivre la façon dont par accumulation (bonjour Trisha) se construit une pièce avec un troisième, et un quatrième danseur entrant pendant un long duo porté. La musique de Benjamin Gibert ne va pas sans rappeler Morton Feldman (1926-1987), compositeur proche de Cunningham – et de Rothko au demeurant –mais un Feldman qui aurait été exposé à la musique électro-acoustique, et connaîtrait le monde chorégraphique (Gibert a travaillé avec Pierre Pontvianne). Et c'est ainsi que se construit la sérénité du regard critique, à cette infime nuance près qu'un petit doute demeure. Un lointain souvenir : « la pesanteur des gestes, les postures, les danseuses évoquent un rituel SM. Le trouble vient de ce que les images de la pornographie, détournées, ressemblent aux gestes des mannequins dans un spot publicitaire. Le procédé souligne l’obscénité de la consommation mieux qu’un long discours » avait-il été écrit de Velvet (2004), pièce d'une certaine chorégraphe nommée Michèle Murray ! On mesure le trouble… Comment relier ce souvenir et la forme stricte et maîtrisée, qui, là, sur le plateau vient d'arriver à sa plénitude avec les deux danseuses et un ultime interprète masculin, pour une construction qui combine duo et unisson global et d'où s'extrait, pour une variation, un individu… Rien qui « évoque » et a fortiori pas la « pornographie » de « participantes [qui se] lubricfie[nt] les mains » comme écrit dans la critique de Velvet. Évidemment le scriptateur d'alors est le même que le spectateur présent, sinon ce n'est pas drôle !

Galerie photo © Marie Pétry

Tandis que graduellement les interprètes disparaissent du plateau, dans un mouvement inverse de celui de leurs entrées successives, amenant vers l'irrémédiable du plateau vide, du temps reconquis sur le silence, vers un calme serein, l'interrogation demeure. Car cette œuvre de facture pleinement abstraite et assumée dans sa rigueur, n'a rien d'un accident. Le festival de Montpellier a permis de voir Empire of Flora (2022), pièce pour quatre danseurs et une DJ qui creuse déjà ce sillon. Et le Dancefloor (2023) pour les 24 danseurs et danseuses du Ballet de Lorraine confirme qu'il y a là un nouveau style Michèle Murray, tellement éloigné de celui d'il y a vingt ans que l'on peut douter de l'identité de l'artiste. La chorégraphe n'en affiche rien, ses interprètes ignorent ce pan de son œuvre : « A moins qu’ils soient allés chercher autour de mon parcours, ils ne le savent pas, en tous cas, nous n’en parlons pas. Je ne me suis jamais trouvée dans la situation de leur expliquer » confie-t-elle.

Alors comment devient-on l'artiste de son style ? Dans la succession de fidélités singulières mais successives que constitue la carrière d'un créateur, le fossé entre deux périodes peut paraître tellement large qu'il semble impossible que la même personne puisse les avoir livrées et la question, présente dans toute l'histoire de l'art, prend un sens particulier pour la danse qui suppose une incarnation profonde, inpliquant l'identité même de l'artiste. En somme, comme deux êtres qui se seraient succédé en une seule personne.

Galerie photo © Marie Pétry

Mais Michèle Murray assume : « C’était une période de ma vie, ça me paraît loin, je suis ailleurs maintenant. Aujourd’hui, je suis intéressée par autre chose. Mais, encore une fois, sous le “style extérieur”, le travail sur la présence, sur le traitement particulier du temps aussi, n’a pas vraiment changé. Je voulais quitter la narration et le discours, pour aller vers le figuratif et / ou l’abstraction, en fonction des projets. » Elle tranche même, à rebours de l'air du temps, « Velvet faisait partie d’une sorte de trilogie autour des questions d’identité et de genre (à une époque où ça n’intéressait pas grand monde, d’ailleurs). Aujourd’hui, ces questions-là ne m’intéressent plus tellement. Je suis davantage intéressée par des questions d’ordre chorégraphique, sur comment transmettre des sensations, de l’énergie, de la vitalité. Transmettre, comme disait Merce Cunningham “de l’abstraction avec des souvenirs”. »

CQFD et l'on comprend dès lors le choix de Thomas Lebrun, ou comme l'aurait écrit Alexandre Vialatte, « l'éléphant est irréfutable » !

Philippe Verrièle

Vu le 14 juin 2024, salle du CCN de Tours, dans le cadre du festival Tours d'Horizons.

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