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A Kalamata, la danse avant les olives
Face à la mer, cachée derrière une chaine montagneuse, la ville de Kalamata fait preuve d’un engagement fort en faveur de la danse. La 31e édition du festival international a été la première sous la direction de la chorégraphe Tzeni Argyriou qui change de casquette avec enthousiasme et maturité. De l’énergie fraîche pour la danse en territoire hellénique…
Il s’agit bien d’elle : En 2018, nous avions découvert Tzeni Argyriou comme chorégraphe aux Rencontres Chorégraphiques [notre article] et plus tard au Théâtre Paul Eluard de Bezons. Nous la retrouvons aujourd’hui en Grèce comme directrice artistique du Kalamata International Dance Festival (KIDF). Argyriou vient de prendre les rênes de cet événement phare du paysage chorégraphique grec et signe – la chose est assez rare pour être relevée – entièrement la programmation de le 31e édition, qui est sa première. Tous les choix sont donc les siens. Et elle a des projets pour les années à venir, dont une extension des activités chorégraphiques tout au long de l’année, une coproduction avec un ou une chorégraphe français qui sera annoncée à la rentrée et des coopérations avec le ballet de l’opéra d’Athènes.
Aux abords du centre-ville, on tombe sur un théâtre d’envergure, une construction récente qui joue la transparence et arbore le mot « Dance » ! Autrement dit, la salle de spectacles principale de la ville est consacrée à la danse. A l’intérieur, on trouve sur les murs du hall les noms des chorégraphes accueillis en trente ans, et on prend toute la mesure de l’importance du KIDF. Il y a quasiment tout le monde qui a fait évoluer l’art chorégraphique: De Josef Nadj à Meg Stuart, de Trisha Brown à Mathilde Monnier et Marcos Morau, de Merce Cunningham à Jérôme Bel. Akram Khan, Marie Chouinard, Dada Masilo, Ea Sola, Philippe Decouflé, Mourad Merzouki… La Batsheva est venue, comme le CCN Ballet de Lorraine, Aterballetto et tant d’autres, jusqu’aux dernières découvertes comme Solal Mariotte et Alexander Vantournhout. « Beaucoup de chorégraphes hexagonaux sont venus avec le soutien de l’Institut Français », explique Argyriou. En trente ans, la petite ville de Kalamata avec ses 100.000 habitants, nichée entre l’Egée et le Mont Taygetos, s’est constituée une grande mémoire de la danse.
Une maison pour la danse
La construction du Dance Megaron, qui a ouvert ses portes en 2013 grâce à des fonds européens était un symbole de résilience face à la crise financière qui étranglait la Grèce à partir de 2010. Un lieu de danse, consacré aux résidences, représentations et à la recherche, censé devenir une sorte de CND grec, est une nouveauté pour le pays, un rêve encore à accomplir, vu que l'activité en dehors des deux semaines de festival reste à développer. C'est justement le projet d'Argyriou qui veut aujourd’hui « inspirer les artistes et donner de l’énergie à la danse » en Grèce. Aussi elle se lance dans une collaboration avec le ballet de l’Opéra national d’Athènes qui investira les lieux à Kalamata en novembre, avec le soutien de la Fondation Niarchos.
Pendant ce temps, Argyriou prépare sa deuxième édition. La première, elle l’a voulue « sans thématique particulière, mais autour d’artistes qui cherchent avec sincérité, posent des questions sur la vie et les comportements humains, pour nous rappeler ce que c'est de respirer, de coexister, par des artistes qui ont développé leurs propres langages ». Aussi a-t-elle invité Maguy Marin avec May B, voyant dans ses personnages « un chœur tragique qui reflète la société », Damien Jalet avec une trilogie consacrée aux mythes et à la nature [notre critique] ainsi que Christos Papadopoulos avec Mellowing, sa création pour l’ensemble berlinois Dance On ou encore Omar Rajeh avec son spectacle musical, dansé et culinaire Beytna qui défraye les chroniques depuis une décennie.
Entrechocs
Mais on comptait surtout sur Argyriou pour sa connaissance de jeunes chorégraphes grecs émergents. Par exemple, Xenia Koghilaki, jeune et radicale qui aborde la danse comme une forme particulière de la rencontre. Dans Slamming, trois femmes développent une troublante frénésie à se rentrer dedans, se cogner l'une contre l'autre, se grimper dessus ou se tirer les maillots. Leurs crinières bouclées cachant le plus souvent leurs visages, elles attaquent de leurs corps deux cymbales posées là comme dans un ring de boxe. Ou bien elles forment un couple chevauchant la troisième camarade, jusqu’à apparaître comme dans une forme radicalisée des danses déchaînées de (La)Horde.

Leur extase de la collision serait inspirée de la pratique du mosh pit, littéralement la « fosse de boue », chaudrons humains qui se forment lors de concerts de heavy metal ou autres genres musicaux capables d'absorber les excédents énergétiques d’une jeunesse survoltée. Avec son minimalisme entre punk et polka, Koghilaki n'en est pas à son coup d'essai. Elle a développé, à travers ses pièces précédentes aux titres aussi évocateurs que Bang Bang Bodies ou JunkDance, un langage précis qui fait des clins d'œil aux pratiques du headbanging et hairbanging. Comme possédées, elles nous renvoient le reflet d'un monde où il devient de plus en plus difficile de nouer des contacts humains sur un mode sensible. Ce n'est pas un hasard si Slamming a été présentée aux Excentriques de la Briqueterie en 2024, tout juste après sa création à Berlin. Par ailleurs, Koghilaki fait également partie des interprètes de Shiraz d'Armin Hokmi [notre critique].
Galerie photo © Archlabyrinth
Retrouvailles
Il faut aller une ou deux générations en arrière, pour voir le KIDF produire d'autres rencontres, plus apaisées, entre la chorégraphe Agni Papadeli Rossetou et la danseuse Vitoria Kotsalu comme entre Thomas Hauert et Ermis Malkotsis. Le Bruxellois et l'Athénien se sont retrouvés, vingt ans après une improvisation partagée à Amsterdam, pour revivre leur rencontre, sous le même titre - For All We Know - mais pas avec les mêmes corps et expériences. Malkotsis, félin et aérien prend ici le rôle du clown blanc, farceur et sensible, face à un Hauert plus tellurique et théâtral dans l'autodérision du clown rouge. Ce fut un événement unique chargé d'émotions fortes, une performance dans le sens originel du terme, un cadeau des deux artistes au festival et inversement.

Pour la face poétique de la rencontre, voir chez les femmes: Rossetou et Kotsalou partagent, dans The day I went all the way up the mountain (Le jour où je suis allée tout en haut de la montagne) notre relation au souffle et le rôle du souffle dans notre relation à l'autre. Et à sa manière, ce duo est tout aussi radical que le trio de Koghilaki, car on ne glissera pas une feuille de vigne entre les deux artistes et leur langage, où les gestes sont le plus souvent suspendus et peuvent rappeler le mime corporel d’Etienne Decroux autant que les recherches les plus actuelles – d’Eszter Salamon à Eric Minh Cuong Castaing – du corps recevant attention et soins. La mise en commun des gestes et du souffle nous propose une autre idée de radicalité, porteuse de réconfort.
Enigmes
On pensait trouver une idée similaire dans The Forest Riddle de Nancy Stamatopoulou, une commande spéciale du KIDF. Un retour à l’état primaire, par une promenade de corps nus à travers la nature. Les photographies 3D de l’artiste visuel Tasos Vrettos y créent une illusion d’immersion forestière, non sans éjecter les performeuses et le public chaque fois qu’on croit une relation avec la nature établie. In fine, la quête du lien avec la forêt cache une forme de zapping à travers l’œuvre du photographe. Leur « énigme de la forêt » se situe donc là : Pourquoi chercher à rendre hommage à la nature en faisant de la technologie l’axe principal ? Mais il s’agit assurément de belles images, prises en partie près de Kalamata.

Arrive Kat Válastur avec une énigme de plus : Qui est-elle, qui réussit à danser tout en restant assise sur une chaise, quasiment une heure durant ? Et qu’elle est particulière, cette chaise, avec sa forte évocation du Bauhaus ! Il est vrai que la chorégraphe d’origine grecque vit et travaille principalement à Berlin. Sur son praticable en forme d’amande ou d’œil humain (kalamata = beaux yeux) elle est entourée de quatre microphones sur pied, comme si elle était à la fois la musicienne et la danseuse d’un récital traditionnel grec, si ce n’est de de flamenco. Autour d’elle, des tissus noirs créent l’ambiance d’un lieu sacré, d’une chapelle… Dommage que pendant si longtemps, le but de son rite solitaire, de ce corps qui s’agite entre le siège et ses propres cheveux dorés, reste insondable. Mais après moult crépitements aussitôt neutralisés, la fin du voyage, avec une vraie transformation aspirant à un départ en apesanteur, est du plus bel éclat philosophique.

Futurs
Autant qu’il y a de spectacles en salle, c’est dans la ville que pourrait se jouer l’évolution du festival. Si l’accès est gratuit pour les spectacles de la petite salle – laquelle, du fait d’être modulable, mérite entièrement son titre « alternative stage » – c’est également le cas quand les spectacles du KIDF investissent l’espace public. Dans le port, avant tout. Un plateau y fut installé pour accueillir deux excellentes propositions interprétées par les étudiants en troisième année de la Greek National
School of Dance.
L’excellent duo Fantasie Minor de Marco Da Silva Ferreira fut présenté dans trois lieux, et l’amphithéâtre a accueilli une création à partir des danses et chants traditionnels de la région. Mais la vraie surprise est venue du Ballet de l’Opéra national de la Grèce ! Car les huit danseurs sont parfaitement invisibles quand ils arrivent dans le port, cachés dans un container transporté par camion. Et c’est dans ce même container (lequel ouvre une face vitrée) qu’ils vont performer une sorte de défilé, vêtus des costumes fantasmagoriques.
Ce Future Cargo, véritablement futuriste dans son esthétique, est l’œuvre des Londoniens Frauke Requardt & David Rosenberg qui classifient les huit models comme « aliens ». Et puisque leur container se déplace par les routes, le spectacle fut également envoyé vers les villes environnantes – dont la ville de l’Olympia historique – pour y déployer son mystère visuel, sonore et chorégraphique. Une rencontre des époques qui annonce les coopérations à venir entre le KIDF et le Ballet de l’Opéra national.
Thomas Hahn
31e Kalamata International Dance Festival, du 18 au 27 juillet 2025
https://kalamatadancefestival.gr/en/performances/slamming/
https://kalamatadancefestival.gr/en/performances/for-all-we-know/
https://kalamatadancefestival.gr/en/performances/the-day-i-went-all-the-way-up-the-mountain/
https://kalamatadancefestival.gr/en/performances/dive-into-you/
https://kalamatadancefestival.gr/en/performances/the-forest-riddle/
https://kalamatadancefestival.gr/en/performances/els-perifereia/
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