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«Un spectacle que la loi considérera comme mien» d’Olga Dukhovna à Avignon

Olga Dukhovna ouvre sa conférence dansée par une confession: «Je suis quelqu’un qui ne crée rien de nouveau.» A partir de danses de Beyoncé, Yvone Rainer et Nijinski, elle interroge: un mouvement peut-il encore être original et inédit ?

Dans «Un spectacle que la loi considérera comme mien», présenté dans le cadre de Vive le sujet ! Tentatives au Festival in d’Avignon, la chorégraphe et danseuse ukrainienne âgée de 41 ans explore les frontières mouvantes entre hommage, plagiat et re-création.
Accompagnée de Pauline Léger, juriste spécialiste en propriété intellectuelle, elle transforme le plateau en un laboratoire où la danse se confronte au droit, où le geste se heurte à l’article de loi et à la propriété intellectuelle. L’artiste lance ainsi un défi au public, aux institutions. Peut-être à elle-même.

Sans dogmatisme

Le propos est d’autant plus fort qu’il évite le dogmatisme. La chorégraphe et interprète ne se fait ni victime d’un système ni rebelle vaine. Elle cherche, elle doute, elle apprend en dansant. Dans un monde où la création semble de plus en plus sommée d’être neuve, identifiable, monétisable, sa démarche a quelque chose d’apaisant. Elle montre que l’on peut trouver une liberté insoupçonnée à réécrire à partir de l’existant et des interstices laissés par la législation et son interprétation fluctuante.


L’approche est aussi politique. Car affirmer que rien n’est pur, ni les gestes ni les idées, c’est refuser le mythe de l’auteur démiurge. Et revendiquer, à la place, une écriture commune, poreuse, en perpétuelle recomposition.

Droit mouvant

Formée à Bruxelles (P.A.R.T.S.) et Angers (CNDC), dansant sous la houlette de Boris Charmatz (Cercles, 20 danseurs pour le XXe siècle…) Dukhovna ne cherche plus à s’inventer une gestuelle vierge. Elle assume ce qu’elle appelle son recyclage chorégraphique: un art du réemploi, entre folklore, post-modernité et citation critique. À ses côtés sur scène, la juriste Pauline Léger — calme, précise, impassible — déroule les arcanes du Code de la propriété intellectuelle.
Le tandem avance donc à deux voix: la danseuse interroge et performe, la juriste répond, parfois contredit. La première improvise avec des gestes empruntés à Beyoncé ou à Yvonne Rainer, la seconde découpe les subtilités du droit d’auteur à coups d’articles et d’alinéas. Le tout avec une étrange élégance, presque burlesque. Une sorte de pas de deux tendu entre pulsion de création et cadre légal.

Le dispositif est malin: une conférence dansée, oui, mais sans l’ennui feutré des colloques universitaires. Ici, chaque alinéa du Code de la propriété intellectuelle devient matière à mouvement. «Peut-on ralentir une chorégraphie sans violer la loi ? La parodier ? La danser à l’envers ?», interroge Olga Dukhovna, tandis que Pauline Léger égrène les exceptions légales. Leur dialogue, tantôt complice, tantôt dissonant, révèle une tension fascinante: et si la contrainte juridique, loin d’étouffer la création, la nourrissait ?

Cas concrets

La pièce s’appuie sur des cas concrets, comme Trio A de la chorégraphe américaine historique Yvonne Rainer, œuvre mythique du postmodernisme, transmise oralement et jalousement gardée. Malgré le fait que l’Américaine serait revenue récemment sur son approche restrictive. Dukhovna s’en empare avec une audace teintée de respect, la démonte, la recompose.
Pour en proposer in fine une variante simulant l’ivresse et qui est recevable du point de la juriste présente. «Est-ce encore du Rainer ? » La question reste ouverte.
Trio A d’Yvonne Rainer repose sur un enchaînement fluide de gestes quotidiens, sans musique, sans expressivité ni contact visuel avec le public. Ce refus du spectaculaire traduit une volonté de détachement radical, conforme à son No Manifesto. Malgré son apparente simplicité, la pièce exige une extrême précision: chaque mouvement est minutieusement situé dans l’espace et le temps. Le public n’est pas interpellé, mais invité à observer un corps en action, dans une neutralité assumée.
Plus classique, le détour par Beyoncé, accusée d’avoir pillé Anne Teresa De Keersmaeker, souligne l’absurdité controversée d’une quête d’originalité pure en danse. En octobre 2011, la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker accuse Beyoncé d’avoir plagié des extraits de ses ballets Rosas danst Rosas (1983) et Achterland (1990) dans le clip de Countdown, réalisé par Adria Petty. Beyoncé a publié une version alternative du clip, retirant les mouvements controversés, en novembre 2011. Le cas ne sera pas jugé laissant entier le débat dans le monde de la danse quant à la frontière entre hommage, inspiration et vol artistique.

Danse en résistance

Pour une autre de ses créations, Crawl, Dukhovana avance, « Le breakdance et les danses ukrainiennes ont en commun la virtuosité». Alors, pourquoi certains gestes seraient-ils protégés, et d’autres libres de droits ?
Au détour de Crawl, pas de juriste sur scène, mais une hybridation physique entre le hip-hop et les danses traditionnelles ukrainiennes, ces pas accroupis (crawl) chargés d’histoire. «Après l’invasion russe, c’était urgent de réactiver ces gestes», confie-t-elle. Le résultat est une lutte poétique, où Uzee Rock, habitué aux flux libres du breaking, se plie à une écriture rigoureuse, presque archéologique. Ses appuis se font plus lourds, ses rotations plus lentes – comme si chaque mouvement portait le poids d’un patrimoine menacé.

Refiguration

L’artiste assume pleinement son recyclage chorégraphique, une pratique née d’un blocage en studio: «Je ne parvenais pas à inventer à partir de rien. Alors j’ai pillé.» Ce qui pourrait passer pour de l’autodérision cache une réflexion profonde sur la transmission. Car lorsque l’on a interprété un riche et varié répertoire, chaque mouvement passé finit par s’inscrire dans son ADN chorégraphique et mémoriel.
Pour mémoire, l’histoire de la danse ne compte plus les chorégraphes qui s’appuient sur les improvisations des interprètes de leurs pièces, de Pina Bausch à Ohad Naharin. Ceci sans d’ailleurs forcément les citer comme cocréateurs de l’œuvre. La boucle est-elle pour autant refermée ? L’interrogation reste entière.
En puisant dans les danses folkloriques (domaine public) ou en détournant des œuvres contemporaines (sous droits), elle questionne: À qui appartient un geste ? Sa réponse, espiègle, réside dans le titre même du spectacle: la loi a tranché. Mais l’art, lui, préfère les zones grises.


Reste une frustration: le format court de Vive le sujet ! empêche parfois l’idée de mûrir. La conclusion, où Dukhovna fusionne enfin ses emprunts en une langue personnelle sur la durée d’un tournoiement sur soi qui a tout de la transe et du vertige, arrive une peu tard.
Et si le vrai plagiat n’était pas de copier, mais de figer le mouvement dans une propriété intellectuelle étriquée ? Olga Dukhovna, elle, préfère danser avec les fantômes – ceux de Rainer, Beyoncé, Nijinski ou des anonymes qui ont façonné les danses ukrainiennes.

Bertrand Tappolet
Spectacle vu le 11 juillet au Festival d'Avignon In.
Dans le cadre du programme Vive le sujet ! Tentatives.
 

Distribution

Une proposition d’Olga Dukhovna 
Avec Pauline Léger (enseignant-chercheur en droit privé, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle) et Olga Dukhovna (interprète)
Composition musicale Mackenzy Bergile
Dramaturgie Simon Hatab

Photos: Christian Raynaud de Lage/Festival d’Avignon.

 

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