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Castellucci : « Orestie » à l’Odéon

Romeo Castellucci reprend son Orestie, et la boucle est bouclée. De cette comédie organique à sa dernière création, Le Metope del Partenone (lire notre article), le metteur en scène italien fait couler des liquides organiques pour interroger nos fatalités.

Sa vision d’un théâtre de la cruauté tisse un fil rouge-sang, de l’Orestie d’Eschyle aux victimes d’accidents de la route ou du travail. Dans sa note d’intention pour Orestie il écrit en 1995: « Si on met au second plan la poésie de l’Orestie, ce qui reste - visible et terriblement fondamental - c’est la violence. »

Cette violence est pourtant, dans la tragédie comme dans l’Ancien Testament ou autres mythes, l’expression de la suprématie des dieux sur les hommes. Son emprise sur les mortels n’est pas une question d’absence de poésie, mais du rapport à la vie. En liant, dans Le Metope del Partenone, la mort par accident aux mythes grecs et au fait de ressentir la vie comme une énigme, Castellucci poursuit sur sa route d’artiste.

Le fluide, essence du tragique

La chair est faible, cruellement faible, et les fluides coulent pour signifier l’essence tragique de la condition humaine. Dans Sur le concept de visage... les enfants se rebellent contre elle en jetant des grenades sur le portrait du « Sauveur ». Ses promesses ne valent que pour ceux qui y croient, à l’instar de toute promesse électorale politicienne. Avec les fluides, c’est toute notre condition qui dégouline sur le visage du Christ.

Révolte violente pour parler de révolte philosophique. Et puis, revenir sur ses pas, vingt ans après, tel un retour aux sources, dans un parcours où la fragilité des corps fait figure de leitmotiv. Comédiens trisomiques, manchots, anorexiques ou obèses dans Orestie et spectacles suivants, incontinence dans Sur le concept…, corps meurtris et mourants dans Le Metope…

Noir-blanc-rouge

En tant que plasticien et scénographe, Castellucci pratique une palette chromatique étonnamment japonaise. Il aime voire ses personnages se faire avaler par un noir profond ou une blancheur sombre, irriguée et secouée par les fluides corporels, rouge ou autre. A l’Opéra Bastille où il vient de mettre en scène Moses und Aaron de Schönberg, le blanc des costumes est progressivement envahi par le noir, les chanteurs se roulant dans la peinture (lire notre critique).

Dans Le Metope…, le blanc est pris en charge par les uniformes des secouristes, par les ambulances et les linceuls, qui donnent une autre clé de lecture concernant les draps blancs qui dominent la scénographie d’Orestie. La seconde partie du spectacle (actes II et III), en partie jouée dans un brouillard blanc, offre une heure de théâtre visuel pur, presque sans paroles. A l’inverse, le noir domine le premier acte, une sorte de descente aux enfers, et on comprend à quel point il annonce l’évocation sonore et visuelle des trous noirs de l’univers dans The Four Seasons Restaurant, où une sphère circulaire est envahie par un tourbillon de sacs en plastique noirs.

Chères énigmes…

Castellucci aime les énigmes. Ne se pose-t-il pas lui-même en devinette, quant à sa véritable conviction religieuse. Il y est obligé. Tout coming out livrerait ses œuvres, surtout celles créées depuis 2008 (Purgatoirio, Inferno et Paradiso), à des lectures biaisées et réductrices. L’art de ne pas être clair pour être plus fort…

Castellucci aime à approcher ces sujets par des chemins inattendus, pour mieux associer des univers a priori opposés. Ici, le détour vers Agamemnon, Clytemnestre, Cassandre, Egisthe etc. passe par Alice au Pays des Merveilles et les lapins. Les animaux aussi sont des énigmes, et hors du Lapin Coryphée trainant derrière lui son chœur de lapins-nains, la mise en scène s’offre une petite ménagerie.

…animales!

Ça commence par un âne et se termine par une horde de singes en guise d’Erynnies. Et on se souvient des chiens lâchés contre Castellucci  à Avignon, sur le plateau du Palais des Papes. Sans oublier les énormes chiens noirs dans The Four Seasons Restaurant et le fameux taureau en guise de veau d’or dans Moses und Aron, qui opère un déplacement des codes corporels comparable à celui de la volumineuse Clytemnestre dans Orestie.

Les corps sont des métaphores, dissociées de leurs voix et donc de la parole par la sonorisation et/ou le handicap des interprètes. En théâtre et en danse, la mémoire corporelle est d’importance capitale pour les interprètes. Chez Castellucci le corps réveille la conscience du Tragique, fatalement évacuée par la frénésie consumériste qui est l’ennemi de la mémoire.

Chez Castellucci le corps est un signe, au même titre que les éléments plastiques et scénographiques. Il n’est pas mis en scène, il est la mise en scène, surtout dans cette phase où l’univers de Castellucci est au plus près de lui-même, avant de prendre des chemins qui ressemblent de plus en plus à des autoroutes (mais les autoroutes aussi traversent de beaux paysages).

Vingt ans après…

Il y a quatre-vingts ans, Carlos Gardel chanta pour la première fois, dans son tube immortel de  Volver, que « veinte años no es nada ». Mais les temps ont changé. Et Castellucci avzait raison de se demander, en amont de cette recréation, comment allait réagir le public d’aujourd’hui à ces images ayant bouleversé les spectateurs en 1995. Le soir de la première à l’Odéon, l’énigme n’a pas pu être résolue, face à une salle à peine capable de réagir, comme abasourdie. Silence relatif et sans doute métaphorique, par des spectateurs désarmés.

Public démuni, mais de quelle manière ? Trop profondément touché ou trop peu ? Les spectateurs étaient-ils perdus dans leurs pensées pour Luc Bondy auquel la salle, guidée par Castellucci, avait rendu hommage avant que le rideau ne se lève ? (1) Ou bien sommes-nous encore collectivement sous le choc des attentats, dont le trouble est forcément, indirectement mais inévitablement, réveillé par la force du Tragique que Castellucci sait convoquer avec une fulgurance inouïe ? 

Thomas Hahn

Odéon-Théâtre de l’Europe Festival d’Automne à Paris (pour les représentations du 2 au 20 décembre)

(1) Le metteur en scène suisse, directeur de L’Odéon-Théâtre de l’Europe depuis 2012, nous a quittés le 28 novembre. La première d’Orestie a été la première représentation de la maison après le décès de son directeur.

En tournée :

les 8 et 9 janvier 2016 à L’Apostrophe (Cergy-Pontoise), du 13 au 16 janvier à la MC2 Grenoble, du 20 au 27 janvier aux Célestins (Lyon), du 3 au 5 février à La Rose des Vents (Villeneuve d’Ascq), du 20 au 22 avril au Maillon (Strasbourg), les 26 et 27 avril à L’Hippodrome (Douai) et du 25 au 28 mai au Théâtre national de Toulouse.

Orestie (une comédie organique?) d’après Eschyle

Mise en scène, décors, lumière, costumes, Romeo Castellucci

avec : Simone Toni (Lapin Coryphée), Loris Comandini \ Fabio Spadoni (Agamemnon), Marika Pugliatti (Clytemnestre), NicoNote (Cassandre et Pythias), Georgios Tsiantoulas (Égisthe), Marcus Fassl (Oreste), Antoine Marchand (Pilade), Carla Giacchella (Électre), Giuseppe Farruggia (Apollon), Carla Giacchella (Athéna)
musique Scott Gibbons
Assistant à la création lumière, Marco Giusti
Automatisations, Giovanna Amoroso, Istvan Zimmermann
Direction de la construction des décors, Massimiliano Scuto, Massimiliano Peyrone

Spectacle créé le 6 avril 1995 au ­Teatro Fabbricone, Prato

 

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