Montpellier Danse : « Prophétique (on est déjà né.es) » de Nadia Beugré
Cette fois, l’Abidjanaise de Montpellier donne scène et parole à une communauté trans qui s’affirme avec panache.
C’est ce qu’on appelle une déflagration. Six êtres visiblement arrivés tout droit de la planète House ouvrent les vannes de leur sensualité débridée et performent une séance d’esprit voguing où galopent les fesses et voguent les vampires. Le maître des cérémonies s’emparant du micro pour se transformer en boîte à rythme, les acrobaties s’emballent et dips, popping et autres figures fusent.
Nadia Beugré a amené ce petit peuple de la nuit aux (sur)noms donnant le vertige – d’Acaua El Bandide à Kevin Kero ou Beyonce – depuis Abidjan où leur vie se divise en une partie diurne en exerçant des métiers de soins esthétiques, et une identité nocturne en communauté dansante. C’est là que Nadia Beugré les a aperçu.e.s pour la première fois, dans « un drôle de cabaret sur une petite scène au fond d’un bar », comme elle dit. Et comme elle avait déjà créé Filles-Pétroles [lire notre critique] en dénichant des perles rares au sein de la vie nocturne abidjanaise, elle a cette fois imaginé un spectacle leur répondant avec au moins autant de fougue.
Galerie photo © Laurent Philippe
L’énergie vitale qui déferle sur le plateau dialogue avec des moments de silence, de prises de parole, d’échanges parfois bruts avec le public, de grivoiseries et gags potaches et finalement de revendications explicites. « Je suis né.e garçon, je me maquille, je me sens belle. Mais les gens détestent ça » : Le plateau devient la scène d’un coming out collectif comme d’une dénonciation, entre autres d’« un an de prison injustifié » pour suivre leurs goûts et leurs envies de féminité. Alors il n’y a ni ils ni elles, mais iels, même au singulier. Sauf que cette forme-là est amputée des deux bords et qu’il faudrait les désigner comme ilselles pour rendre compte de leurs dithyrambes en matière de masculinité comme de féminité.
Ilselles, donc : Prennent place dans des chaises en plastique et écoutent le Boléro de Ravel sans bouger ou presque, mais avec une présence scénique dévorante. Et se transforment petit à petit en une meute de chiens qui fait frémir plus d’un dans la salle. Ces chiens sont sans doute ceux des rues d’Abidjan, mais aussi les chiens de garde qui agressent leur communauté. La scène est l’endroit de retourner le bâton, d’exorciser une part de ce qu’ilsellesendurent au quotidien, d’assumer des fantasmes comme celui de s’emballer de coton noir pour incarner un être mythologique ou de transformer un chewing-gum blanc en string pour en affubler son visage.
Galerie photo © Laurent Philippe
Tout est permis. Tout ? Nadia Beugré crée une structure, une dramaturgie, une forme. Avec vigueur et précision. Et pourtant ce Prophétique(on est déjà né.es) prend des allures drôlement foutraques et joue avec la perte de contrôle des événements, comme pour faire un pied de nez à tous ceux qui voudraient un monde sans les travestis et autres trans et queer et LGTB++++ dont Beugré admire, au sujet de leur communauté abidjanaise, « leur incroyable audace à déjouer les rôles d’une société qui en impose à chacun de ses membres, depuis l’enfance jusqu’à la mort. »
Et quant à la création d’un spectacle, elle ne se laisse rien imposer non plus. Si d’autres chorégraphes créent sur scène des espaces dramatiques, Beugré crée des espaces de liberté. Et même si sa production a su réunir une liste impressionnante de partenaires institutionnels, cette artiste-là reste une insoumise et se refuse à l’injonction de créer un produit lissé. La force de Prophétique vient justement du fait de son authenticité, où chacun.e parle depuis l’endroit-même de son vécu, à la fois le plus spectaculaire et le plus intime, à savoir : son corps.
Thomas Hahn
43e festival Montpellier Danse
Vu le 22 juin 2023, Montpellier, Théâtre La Vignette
Direction artistique : Nadia Beugré
Avec Beyoncé, Canel, Jhaya Caupenne, Taylor Dear, Acauã El Bandide Shereya, Kevin Kero
Scénographie : Jean-Christophe Lanquetin
Création lumière : Anthony Merlaud
Assistant artistique : Christian Romain Kossa, Adonis Nebié
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