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« Remix Factory 93/23 » d’ Hervé Robbe

Au titre, déjà, une indication : Factory, certes, ce qui parle à tous ceux qui suivent Hervé Robbe, tant cette pièce de 1993 reste incontournable dans son parcours et dans la production chorégraphique des années 1990 ; mais Remix, soit ce même terme que celui que le chorégraphe a utilisé pour retravailler, avec les élèves du CNDC, le Jerk de la Messe pour le temps présent de Béjart en 2016. Un processus où, à partir de matériel gestuel sélectionné, le chorégraphe revisite avec de jeunes interprètes un propos. 

Le cas du Factory original s'avère cependant un peu plus complexe car la pièce n'a pas été signée du seul Hervé Robbe (le programme de la création est limpide : conception Hervé Robbe et Richard Deacon ; chorégraphie : Hervé Robbe), les sculptures-objets inventées par le sculpteur britannique y tiennent en effet une place essentielle. L'œuvre qui fit l'évènement à sa création n'a d'ailleurs pas vraiment disparue, et ce Remix est la quatrième « reprise » bien que le terme ne soit pas juste du tout puisque ce n'est pas de reprise qu'il est question pour la raison définitive que les sculptures n'y sont plus du tout essentielles. Plus de pont tournant avec son contrepoids, de poutrelles, de housse de protection qui descend et de chariot circulant en hauteur. Il y a certes les sortes de culbutos en forme de haricots géants qu'il s'agit de balancer et de relancer, mais ils ne sont plus que deux, là où ils furent cinq ou six à occuper l'espace… Comme le reconnaissait le chorégraphe après la représentation, avec un rien de tristesse, « les objets aussi vieillissent et disparaissent »… Ainsi, les chasubles de chantier flashy ont disparu et ne demeurent que sous forme d'une intervention « pré-représentation » avec deux danseurs. Ainsi, plus encore que la danse, la sculpture s'épuise dans le temps. Alors que la danse change, nous y viendrons. 

Galerie photo Factory 1993 © Laurent Philippe

Reste que Richard Deacon n'a pas cessé de créer depuis Factory, et Hervé Robbe ne l'a pas perdu de vue. C'est d'ailleurs à l'occasion de de leur collaboration pour Un Terrain encore vague (2011) que le chorégraphe se confie sur l'esprit de sa collaboration avec le sculpteur, la réponse vaut parfaitement pour le cas présent de Factory Remix (et pour la version « originale ») : « L’idée était d’aborder le terrain vague comme une sorte de mémoire et il me manquait quelque chose qui arrête le mouvement. J’avais vu une série de pièces de Richard Deacon qui me semblait correspondre à cette sensation. Ce sont des pièces complexes et très belles. Mais le hasard a voulu qu’elles ne soient pas disponibles. Richard Deacon m’a alors proposé des morceaux, des éléments de ces sculptures qu’il n’avait pas utilisés. Des choses non abouties qui restaient dans son studio ; un tas d’éléments en volute, non montés, laissés à l’état de terrain vague, mais très beaux avec leur douceur. » Ce sont ces voltes de douelles de chêne façonnées à chaud – on les retrouve combinées dans une très belle pièce de 2005 baptisée Restless –  et qui soudain apparaissent dans ce Factory !

Pour autant le dispositif est préservé. A savoir que le public, comme dans la version originale, est toujours invité au plateau à travers une circulation dans les coulisses, mais avec moins de décorum (il ne se voit plus remettre de chasuble) et il arrive sur une scène beaucoup plus claire (tapis blanc, ce qui se faisait peu il y a trente ans). 

Galerie photo Factory Remix 2023 © Laurent Philippe 

La pièce s'engage autour d'un genre de mouvement « brownien » qui agite le mélange « public-interprètes ». Cela se met à remuer puis le haricot-culbuto fait son office et dégage le terrain de jeu. Construction impeccable, gestuelle fine qui fait la part belle à des unissons par petits groupes se répondant dans une construction contrapuntique. Hervé Robbe sait composer, même dans la non composition, quand le groupe s'étiole et que soudain, il ne reste qu'un duo sans que le decrescendo n'ait été souligné. Les dix interprètes s'investissent dans la gestuelle de Robbe, avec une sincérité qui ne se conteste pas ; ils ont postulé, suivi sept semaines de formation, y croient manifestement, pourtant quelque chose manque. Ainsi, les marches coudes au corps (imaginer un marcheur du 50km atteint de hoquet périodique le poussant à interrompre pour un geste incongru)… C'est bien, mais un soupçon forcé. Les danseurs des années 1990 connaissaient l'esprit de parodie de cette gestuelle, un peu dans l'esprit Jean-Paul Goude du Défilé de 1989 ou de la pub Kodak… Mais ces références le sont-elles encore ? Poser la question est y répondre. De même les courses en chassé-sauté, un bras largement étendu qui écartait le public, possèdent bien l'énergie mais ne produisent plus le même effet. Quelque chose a changé : dans le fond, non pas la danse, mais le public. Celui-ci n'est plus de 1993, il a un téléphone, l'a sorti et perdu dans l'écran ne partage plus par le regard. Comment malaxer la matière « public » (ce qui est l'objet de cette usine qu'était Factory) quand celui-ci, devenu le producteur de sa fiction auto-célébrative (« j'étais là et presque comme les danseurs ») ne vit l'œuvre que par une procuration d'écran. Avec toute l'inattention au voisin au demeurant !

Galerie photo Factory Remix 2023 © Laurent Philippe
 

Alors toute la logique de ce Remix Factory apparaît. Ces costumes de manutentionnaires, avec casquette fluo et tee-shirt un peu Shein, qui courent dans cet espace propre (et donc pas une usine) évoquent l'activité d'un hangar « Hammamzone » où l'on s'agite pour servir les besoins d'individus assemblée comme autant de monades … L'usine a disparu et le Remix renvoie à la modernité d'un commerce mondial où l'on retrouve des bouts de trucs jolis assemblés au choix (les morceaux du Restless de Deacon). Alors évidemment pour les nostalgiques, quelque chose de la grandeur (la classe ouvrière, la magie des grandes usines la nuit, la chaleur de faire corps social), tout ce à quoi Factory renvoyait, manque. Mais est-ce à la pièce ou au monde que s'adresse ce manque ? Et dès lors, pour profondément déceptif, ce Factory Remix est une très paradoxale réussite puisque l'on peut détester la trouver remarquable… 

Philippe Verrièle

Vu le 9 mars 2024, Grand Studio du Centre National de la Danse, Pantin.

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