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Le Ballet Preljocaj Junior en « Paysage après la bataille »

La pièce d’Angelin Preljocaj, créée en 1997, arbore une fraîcheur provocatrice, portée par une troupe enthousiaste et enthousiasmante. 

Marcel Duchamp créait-il en rationalisant à outrance ? L’écrivain Joseph Conrad écrivait-il ses romans d’aventure, et surtout son Au cœur des ténèbres, en suivant uniquement une trame instinctive ? A quels appels répond l’artiste qui crée une œuvre ? Pour en savoir davantage, Angelin Preljocaj créa en 1997 Paysage après la bataille, une pièce à la tête de Janus qui semble parfois laisser libre cours à la violence ou à l’exubérance festive, et parfois se montre extrêmement calculée, précise et maîtrisée. Sauf qu’en matière de chorégraphie, aucun débordement ne tolère l’imprécision, aucune évocation d’un état ténébreux ou méditatif ne peut se passer de vibrations intérieures. Et Angelin Preljocaj de conclure que même chez un Duchamp, les œuvres sont nourries d’intuition. 

Paysage après la bataille  en est la démonstration vive, où les enchaînements les plus complexes et virtuoses alternent avec des états d’abandon, joyeux ou lascifs, où tout ordre porte, sous la surface, le germe d’une tempête à venir. Les fantaisies de bêtes sauvages, issues de la plume de Joseph Conrad sont chuchotées avec douceur, et la voix de Marcel Duchamp revient, pour expliquer que tout tableau est autant « fait par le regardeur » que par l’artiste. 

Et la danse, alors ? Une œuvre chorégraphique, reprise par un groupe de jeunes interprètes en voie de professionnalisation, est-elle faite autant par les interprètes que par le chorégraphe, voire par le regard du public ? Assurément, et c’est vrai d’autant plus pour une reprise, un quart de siècle plus tard, même si « tout est authentique, des gestes aux costumes et à la musique », comme l’indique Preljocaj. « Mais j’ai enlevé certains tableaux. » Aussi la durée passe de 75 minutes à environ une heure, ce qui correspond aux us et aux coutumes actuels. 

L’art et le goût

Marcel Duchamp, lui, nous enseigne au début – et les extraits d’interviews d’époque sont bien sûr tout aussi authentiques – que « l’art d’une époque n’est pas le goût de l’époque » et que les goûts changent, a priori tous les siècles, mais dans la réalité des années 1960 plutôt tous les 50 ans. A moins qu’à notre époque, le rythme soit passé à la révolution décennale des esthétiques. Quand une pièce de danse date d’un quart de siècle, correspond-elle donc au goût actuel, alors qu’elle était, à sa création, forcément en avance sur le goût de son époque ? Ou serait-elle déjà en retard et ce Paysage après la bataille profiterait-il de l’apport en jeunesse et en ardeur, grâce à la transmission au Ballet Preljocaj Junior ? 

« Une pièce porte la substance de son époque et si elle est datée, ce n’est pas un défaut puisqu’on la regarde aujourd’hui avec tout ce qu’elle a traversé », déclara Preljocaj à la fin de la première répétition publique dans la salle de la Coupole, au Théâtre Sarah Bernhardt (Théâtre de la Ville). Cet exercice, habituel pour la compagnie en leur fief à Aix-en-Provence, était inédit à Paris et d’autant plus apprécié. Et dévoila un chorégraphe très bienveillant avec ces danseurs lesquels avaient appris leurs partitions et commençaient à créer « les élans, les textures ou les nuances » pour « vraiment habiter les formes chorégraphiques. » Et le maître de dévoiler certaines astuces dont d’éventuels danseurs dans l’audience pourraient bien s’inspirer. Par exemple, pour terminer un élan par une pose : « Imagine que ta forme est déjà là quand tu arrives. Tu la prends. » Avec un but affiché : « Si vous trouvez cette immobilité, ça va être fascinant. » 

La jeunesse triomphante

Ces tableaux vivants, élans figés comme par Géricault, façon Radeau de la Méduse, suivent directement les scènes de bal, qui se terminent en bataille des sexes, ou bien, dans les termes du chorégraphe qui ne mâche pas ses mots, « trois féminicides ». Qui l’avait vu comme ça, à l’époque ? Relisons-nous la pièce aujourd’hui en écho aux prises de conscience généralisées par #metoo ? La violence fait partie des tableaux consacrés aux instincts, en écho à Joseph Conrad : « Au cœur des ténèbres, livre culte s’il en est, est une ode à l’instinct et à la sauvagerie qui couve au fond de chacun d’entre nous. » Et puis, un drôle de carambolage des images : Ces scènes entre ébats et violence, ne sont-elles pas un élément constituant du langage chorégraphique actuel de (La)Horde, au Ballet National de Marseille ? La jeunesse des danseurs rend ici ce Paysage après la Bataille  particulièrement poignant. 

Et qu’en est-il quand Preljocaj passe en mode burlesque pour défier la très sérieuse voix de Marcel Duchamp ? Signe d’une époque révolue, à savoir les années 1960, voici l’artiste vénéré par un journaliste radio comme s’il s’adressait au Pape en personne. Et sur le plateau, des garçons en robes poussent les caddies de supermarchés devenus l’emblème de la pièce. Dans ce tableau résonnant aujourd’hui une série de débats et d’évolutions autour de l’identité des genres. 

Dans cette transmission, on retrouve aussi le bricoleur dadaïste, une sorte de Duchamp en son atelier, figure burlesque qui émet des gerbes d’étincelles pour désacraliser l’inventeur de l’art conceptuel. Là aussi, l’esprit juvénile triomphe à volonté, comme dans tant de tableaux ténébreux, grotesques ou dynamiques. Et on se dit que ce chorégraphe, qui prépare en ce moment Requiem(s),une pièce consacrée à la perte d’êtres chers, avait connu, lui aussi, ses années folles. L’idée d’y faire un bref retour grâce au Ballet Preljocaj Junior était décidément aussi lumineuse que courageuse. L’art d’une époque, on le voit ici, n’est donc pas le goût d’une époque ni les débats d’une époque, et Paysage après la bataille se révèle être une pièce éminemment actuelle. On se prend donc à rêver que cette reprise – avec sa légère mise à jour grâce à quelques coupes – puisse partir en tournée. Le succès lui serait garanti. 

Thomas Hahn 

Vu le 16 mars 2024, Pavillon Noir, CCN Aix-en-Provence

 

 

 

 

 

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