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« IFeel3 » de Marco Berrettini

Il est extrêmement ardu de rendre compte d' iFeel3, dernière pièce du chorégraphe Marco Berrettini. Non qu'elle soit terriblement complexe, ou opaque – on va le voir. Mais parce que sa dramaturgie, et toute son esthétique en définitive, reposent sur un coup de théâtre final, magistral retournement de situation, qu'il est évidemment impensable de dévoiler à quelque spectateur putatif que ce soit.

S'il sont simples, les principes d' iFeel3 n'ont toutefois rien de commun. La pièce tient tout autant d'un concert de musique live, que d'une performance chorégraphique. C'est encore assez courant. Oui mais l'un des deux musiciens en scène n'est autre que le chorégraphe lui-même, en duo au côté de Samuel Pajand, dans un duo de chanson électro-pop, aux belles voix mâles sur digressions philosophiques plus ou moins contrôlées.


L'autre élément singulier relève de la scénographie : les deux musiciens et leur machinerie instrumentale ont pris place tout au sommet d'un podium monumental, très escarpé, qui occupe, placé de travers, tout un angle de la scène. Ce son, ces paroles, nous tombent dessus de haut. Cela renforce la projection que le spectateur peut éprouver à l'endroit des quatre autres performeurs, danseurs (si on veut), qui eux évoluent de plain pied à ras de plateau.

La trajectoire de ceux-ci est invariante, indéfiniment réitérée, des dizaines et des dizaines et encore des dizaines de fois. Elle consiste à passer à l'arrière du podium de concert, avec effet d'escamotage intégral à la vue. Puis refaire son apparition pour effectuer une boucle jusqu'en front de scène et retour vers le fond, escamotage à la vue, réapparition de l'autre côté, redescente à l'avant… Et ainsi de suite.

On mentirait en ne mentionnant pas qu'un principe répétitif aussi implacable peut convaincre certains spectateurs de rendre les armes. D'autres, mieux au fait des esthétiques contemporaines, peuvent mentalement monter sur scène, pour accompagner ces trois filles, ce garçon, aux tailles et allures très diverses, dans l'émouvante banalité d'une démarche si quotidienne.

Cela peut alors devenir une source inépuisable d'émotions, que de réagir aux micro-incidents, variations de tonus, petites chutes, tics et gestes lâchés, pertes d'attention momentanées, signes de fatigue passagers, échanges complices, altérations des intentions directionnelles, fuites dans l'absentement, raccrochages dans l'adresse directe aux spectateurs, mimiques, airs inspirés et accents gestuels incongrus. On pourrait continuer ainsi sur des dizaines de lignes.

Qu'est-ce que cela produit ? Déjà une intrigante tension de proximité distanciée avec le concert, qui lui ne manque pas d'abattage, avec éclats et contrastes. Egalement un genre de stupéfaction à se dire, à supporter, à éprouver, que l'action des danseurs puisse ainsi durer, et durer, et toujours durer, dans une spirale d'absurde qui gagne peu à peu.

Enfin la porte s'ouvre à la méditation, sur ce que ces menées scéniques évoquent un asservissement aux tâches de la banalité urbaine quotidienne, auquel il semble bien que tout un chacun consente vaille que vaille. Un presque rien fait qu'à la longue, les tuniques des danseurs, dans un matériau futuriste, se déchirent toutes seules peu à peu, d'elles-mêmes défaites. Que d'humilité !

Il faudra enfin confier un penchant à se régaler de telle ou telle saillie de talent singulier. Et sur ce plan adresser mention spéciale à la danseuse Christine Bombal, qu'on croyait définitivement affectée au service exclusif de Fanny de Chaillé depuis des années. Ici en détachement, on en apprécie l'équilibre inouï entre un sens de la théâtralité assumé – ce qui fait gueule – et un répondant incroyable dans le régime de l'improvisation, dans lequel baigne intégralement l'action – ce qui fait sens.

Bref, on avait grandement décidé de cesser de s'ennuyer, déjà depuis un bon moment, quand survint de surcroît la stupéfiante, et magnifique, et incisive grande scène finale, qui consacre iFeel3 comme nouveau pied de nez, grave et pince-sans-rire, furieusement connecté au libre esprit du temps, tel que les réussit Marco Berrettini dans ses meilleurs moments.

Gérard Mayen

Spectacle vu le jeudi 14 janvier 2016 à la salle des Eaux-Vives à Genève (programmation de l'Association pour la danse contemporaine).
Prochaines dates : 17 et 18 juin 2016 au Nouveau Théâtre de Montreuil, dans le cadre des Rencontres internationales de Seine Saint-Denis.

 
 

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