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Faut-il fermer le Café Müller ?

Stupeur après le passage de la pièce mythique de Pina Bausch à La Villette : Le fameux bistrot hanté de Wuppertal trinque grave. 

Avec Palermo Palermo et Café Müller, le Tanztheater Wuppertal (TTW) a présenté en France, en juin et juillet 2023, deux pièces emblématiques de la chorégraphe allemande qui nous a quittés il y a (presque) quinze ans. De ces deux pièces-charnière, chacune garde sa part d’énigme, chacune à sa façon. Palermo Palermo (lire notre article) nous amuse et joue avec nos envies de tirer les fils entre la métropole sicilienne et les ambiances facétieuses, alors que Café Müller  sonde les mystères de nos désirs, dans un lieu autrement métaphorique. A cela s’ajoute aujourd’hui une interrogation bien plus prosaïque : Quelqu’un aurait-il égaré les clés de la pièce ?  

Entre les chaises et les tables qui semblent attendre la réouverture du café après une nuit (ou un siècle) de repos, on suit les six âmes errantes, dans les méandres de leurs désirs et solitudes. Il n’est même pas certain que cet espace sans troquet soit vraiment un café. Peut-être s’agit-il au fond de la même salle que dans Kontakthof, où on se retrouve tantôt pour danser, tantôt pour converser ? 

Aux interprètes de réchauffer ce non-lieu sans âme ni poésie où tout dépend de leur charisme. Ce qui n’est pas la même chose que le charme. La jeune troupe recomposée n’en manque pas, mais en matière de charisme, personne ne saura rivaliser avec Malou Airaudo, Dominique Mercy, Nazareth Panadero et autres Jan Minarik ou Jean Laurent Sasportes que Pina Bausch prenait sous ses ailes à la création, en 1978. A La Villette, le café désert imaginé par le scénographe Rolf Borzik rappelait plutôt l’ambiance du confinement. 

Galerie photo © Laurent Philippe

Café Müller, pièce initiatique ? 

Et pourtant, même à Wuppertal, avec Pina Bausch comme directrice des répétitions, ce charisme ne tombait pas du ciel. Boris Charmatz, en tant que directeur artistique du TTW, rappelle que « les interprètes qui entraient dans la compagnie (à l’époque de Pina Bausch, ndlr) devaient attendre deux, trois, quatre ou sept ans avant d’être en contact avec Café Müller pour la première fois. » Bonne ou mauvaise idée ? Concernant la compagnie actuelle, Charmatz n’en veut pas : « C’est dommage parce que l’on peut y puiser beaucoup d’éléments qui permettent de mieux comprendre les pièces créées par la suite. » (1) Aussi choisit-il la démarche inverse, à savoir « ne travailler qu’avec des interprètes qui dansent le rôle pour la première fois ». (1)

L’inversion est fulgurante : Prévoir Café Müller  comme pièce initiatique, c’est ce qu’on appelle « mettre la charrue avant les bœufs », même si le dicton provient de champs qui ne sont pas semés d’œillets. La problématique qui en résulte se mord la queue. Car s’il faut danser Café Müller  en public pour mieux interpréter les autres pièces, comment ces jeunes interprètes peuvent-ils se préparer à danser Café Müller, surtout sans avoir jamais pu rencontrer Pina Bausch ? Et si Café Müller  fait effectivement office de pièce d’apprentissage, faut-il vraiment en ouvrir les portes au public ? « Ce qui se passe dans la gondole reste dans la gondole » est une formule de discrétion pour les canaux vénitiens. « Ce qui se danse au café, reste au café », serait une adaptation adéquate pour la vallée du fleuve Wupper.

Galerie photo © Laurent Philippe

Y a-t-il un barista ? 

Etrangement, Charmatz commence l’entretien publié dans le programme de salle par une mise au point, spécifiant que le barista du Müller, ce n’est pas lui : « Une remarque avant tout : je n’ai pas choisi moi-même de remonter Café Müller. Nous sommes dans la première saison de ma direction, qui est donc une année de transition. » (1) C’est surtout le format qui le gêne, cette « distribution de ‘théâtre de chambre’ ». (1) Six danseurs seulement ! Lui qui affectionne les Infini10000 Gestes et Liberté Cathédrale aurait préféré travailler avec une distribution large, même s’il arrive à tripler l’effectif en créant trois distributions. Et même si on a pu en voir une seule qui s’agitait dans sa solitude face à l’œuvre, il est peu probable qu’il y ait de grandes différences dans le niveau d’interprétation : « Il n’y a ni première, ni deuxième ni troisième distribution » selon Charmatz. (1) Et il tient à la bonne entente entre lui-même dans le rôle du gérant et son équipe : « J’aimerais que la version actuelle reste dans le répertoire pendant plusieurs années encore et que nous la rejouions chaque saison. » (1) 

Il faut alors interroger la notion de « version » puisque l’affiche annonce bien la pièce de Pina Bausch sans autre précision. On est loin d’une prise de distance créant un projet artistique différent, comme dans la transmission, très réussie, du Sacre du printemps  aux danseurs africains [lire notre critique ] ou celle, au résultat plus mitigé, de Kontakthof  au Ballet de l’Opéra de Paris [lire notre critique], sans parler des versions de Kontakthof  (seniors et adolescents) dirigées par Pina Bausch. Difficile d’imaginer pareille transmission pour Café Müller

Un café à Palerme ? 

Mieux vaut tourner, et Charmatz ne s’y trompe pas, les grands formats de plusieurs heures où l’on va aussi pour admirer les scénographies de Peter Pabst qui, dans leur opulence et leur originalité, contribuent autant à la réputation du TTW que le talent de Pina Bausch. Ces fresques comme Palermo Palermo, truffées de sketches théâtraux humoristiques, offrent non seulement des lectures perspicaces concernant désirs d’amour, narcissisme, envies manipulatoires et autres caprices de l’âme humaine, mais aussi l’opportunité de faire revenir quelques anciennes et anciens de la grande époque pour s’offrir une promenade commune à Palerme, dans un champ d’œillets ou sous la pleine lune (Vollmond, en allemand), peut-être en vue de partager une cigarette ou deux dans l’obscurité.

Tout cela reste vrai, même si la nouvelle génération a plutôt tendance à s’appuyer sur l’écriture bauschienne que de la porter à partir de sa propre expérience de vie. Au moins, ici, les uns peuvent porter les autres. Dans Café Müller, chacun doit endosser un habit chorégraphique des plus larges, des plus lourds. On peut faire confiance à Pina Bausch d’avoir senti avec acuité la nécessité que de nouveaux interprètes passent plusieurs années sous sa direction avant d’entreprendre l’interprétation d’un rôle dans cette pièce, où la présence de chacun compte bien plus encore que dans les grandes fresques.

Galerie photo © Laurent Philippe

Où sont passés les fantômes ? 

Les interprètes d’origine négociaient avec l’inavouable et le néant, dans une dimension tragique immédiatement palpable. Et celle-ci devait beaucoup au charisme d’une Pina Bausch encore proche de la danse classique. Ces créateurs amenaient de la ville leurs propres cicatrices, dans la conscience de nager à contre-courant, dans l’art comme dans la société. D’où leur profondeur, leur force, leur cohésion en présence d’une Pina Bausch encore mal-aimée par le public allemand. Sur le plateau, chacun prenait de vrais risques en se confrontant à ses désarrois et vertiges, en se laissant posséder jusqu’à ne plus être qu’un fantôme. 

Impossible de dire la même chose des interprètes actuels qui n’ont aucune résistance à surmonter. Ils sont les invités d’un lieu dans lequel ils manquent d’appuis, d’autant plus qu’à La Villette, une paroi en plexiglas tentait maladroitement de délimiter l’espace, à cour comme à jardin. Le café, par son transfert à la Grande Halle, s’était-il soudainement agrandi au-delà de sa concession ? On y cherchait en vain toute trace des fantômes qui l’animaient… 

Galerie photo © Laurent Philippe

Une réouverture précipitée ? 

La question qui s’impose est donc : Fallait-il rouvrir ce café dont les chaises n’avaient pas été touchées depuis 2018 ? N’aurait-il pas été plus judicieux de le privatiser quelque temps encore, pour permettre aux interprètes de se frotter à la vie et donner à la troupe le temps de passer par quelques frottements avec les tutelles et le public de Wuppertal ? Car Charmatz, appelé à transformer la compagnie, a quelques chances d’y perturber même ceux qui souhaitent un renouveau. 

Par contre, si des résistances se présentaient, il va falloir tenir bon. Le temps jouera en faveur du nouveau projet, avec la construction du Pina Bausch Zentrum, dans une architecture très ambitieuse, confiée aux architectes newyorkais Diller Scofidio + Renfro. Le geste est sans appel, en faveur d’une nouvelle époque, avec entre autres un énorme studio de danse suspendu et des scènes en extérieur. Dans ce complexe qui changera aussi l’image de la ville, un café ouvrira également. Et puis, non. On y croyait, mais on nous annonce qu’il s’appellera : Die Küche  (La Cuisine) ! 

Quant à la pièce de Pina Bausch, mieux vaut faire preuve de patience pour voir les interprètes actuels s’approprier cet énorme espace chorégraphique et humain, pour que les interprétations puissent mûrir et gagner en profondeur. Pendant ce temps, le Café Müller  ferait bien de repenser ses conditions d’exploitation, pour retrouver quelques traces de ses esprits originels.  

Thomas Hahn

Vu le 10 juillet 2023, Paris, Grande Halle de La Villette

(1)  Propos recueillis par Marietta Piepenbrock lors de la recréation de Café Müller  à Wuppertal, janvier 2023. 

Pour ceux que ça intéressent, une vidéo est disponible en ligne de la version d’origine ou à l’achat chez L’Arche éditeur. 

Avec : Naomi Brito, Emily Castelli, Maria Giovanna Delle Donne, Reginald Lefebre, Milan Nowoitnick Kampfer, Oleg Stepanov.

 
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