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Faits d’Hiver : Décaler le regard. La pieuvre à l’œuvre.

Avec l’installation performative Les Amours de la pieuvre, Rebecca Journo crée un tentaculaire laboratoire de l’absurde.

L’univers de Rebecca Journo est tentaculaire. La cofondatrice de la compagnie La Pieuvre s’était expliquée dans nos colonnes sur les qualités de l’animal éponyme et son mythe [lire notre entretien], faisant l’éloge de « son intelligence, ses métamorphoses, sa façon de se mouvoir, son étrangeté, sa monstruosité et en même temps sa douceur ». Le poulpe est donc à l’image d’une compagnie qui entend bouger dans plusieurs sens, réunissant danse, photographie et autres disciplines. 

Dans sa nouvelle création, la Pieuvre déroule avec force sa facette performative, créant un objet absurde, énigmatique et aussi amusant que mystérieux. Autrement dit, monstrueux. Car ce qui intéresse Journo, à travers les disciplines, est une chose aussi fascinante que répulsive. « La thématique de la monstruosité me questionne vraiment », dit-elle. Jusqu’à questionner, en retour, Les Amours de la pieuvre, où le terme semble désigner autant la bête marine que sa compagnie, et donc elle-même. 

Le public dans le rôle de la proie ? 

Si la pieuvre compte huit bras, Journo et ses complices entourèrent le public de cinq stations spectaculaires, installées pour l’occasion sur le plateau du Colombier, à Bagnolet. Où une partie apparemment privilégiée des spectateurs prit place sur des poufs gonflables, pour voir la pieuvre passer à l’acte. Mais on sait que le poulpe est lui aussi un fin observateur de son entourage, menant ici des expériences culinaires et scientifiques, dans une sorte de laboratoire disposé tout autour du public. 

Car où sommes-nous, au fait ? Tout au fond du plateau, Rebecca Journo, tirée à quatre épingles en mode vaguement geisha, passe des assiettes sur une table indéfinie, comme en pleine séance de repassage. On pense à son solo La Ménagère, alors que les assiettes grincent et claquent, offrant à Raphaëlle Latini et Mathieu Bonnafous une belle matière sonore à ingérer et à recracher en live, après traitement tentaculaire à leurs consoles. L’une de leurs quatre mains plonge parfois dans un aquarium, serrant une éponge comme la pieuvre tient sa proie. Ce qui prouve, par l’expérience validée, la similitude entre les humains qui aiment se créer un pied-à-terre et la pieuvre qui préfère garder un bras-à-l’eau. 

Depuis la table où il pourrait passer à l’assiette, le poulpe observe grâce à une paire d’yeux géants. Et parfois il  sort ses tentacules au-delà du plateau, quand Journo ou Véronique Lemonnier passent entre les spectateurs pour leur offrir de petites brochettes de fruits – et non de poulpe – comme pour nous rassurer qu’aucun animal n’a eu à souffrir pour ce spectacle. Alors les uns acceptent la proposition et activent leurs mandibules, les autres passent leur tour. Car dans un univers aussi irréel que celui de la pieuvre en quête d’amours, même le plus innocent morceau de pomme peut désarçonner. 

Quand les poulpes auront des dents…

Dans cet espace plongé dans la lumière de lampes chirurgicales, certains îlots ressemblent à un cabinet, voire un laboratoire dentaire. A moins qu’il s’agisse d’un bloc opératoire ou du laboratoire de Frankenstein. On y bricole autour de la bouche, de son palais et de ses fortifications et quand Lemonnier prend place dans le siège que tout le monde redoute – et elle en a toutes les raisons, se voyant arracher un gros bout de l’intérieur de la bouche – ses jambes sont couvertes de cloches transparentes en guise de ventouses. 

C’est grave, docteur ? Aussi intelligent que délicieux, le poulpe est pourvu de neuf cerveaux et huit bras, ce qui lui permet, dans l’absolu, d’être les deux en même temps. Le poulpe serait-il un artiste ? La pieuvre serait-elle une scientifique à ses heures ? Avec son installation performative, Journo suggère les deux à la fois, partageant son rôle de chercheuse performative avec les créateurs sonores. 

La pieuvre piégée ? 

Sous les yeux du public, chaque son produit sur le plateau est transformé en musique, et lors de la discussion en « bord de plateau », l’équipe rend hommage à Pierre Henry et sa musique concrète, ici particulièrement tentaculaire, ainsi qu’au film Les Amours de la pieuvrede Jean Painlevé et Geneviève Hamon. Egérie de cette performance, le documentaire de 1967, qui montre comment la pieuvre amoureuse enlace son acolyte est ici tiré sur le terrain de l’absurde et de fantasmes inspirés de mangas underground japonais. 

Insaisissable, le mollusque avance en terrain vague et Journo admet volontiers qu’elle a pensé Les Amours de la pieuvre  pour des espaces non théâtraux. Sur leurs sièges gonflables au centre de cette pieuvre d’installation, les spectateurs souhaitent que leurs nuques soient aussi souples que les tentacules du poulpe. Journo voudrait qu’ils puissent se tenir debout, circuler, passer d’un espace d’expérimentation à l’autre. Dans une salle de théâtre frontale, même adaptée pour l’occasion, la boîte noire et les gradins deviennent à leur tour une pieuvre qui tient l’œuvre. En tenaille. Il faut aimer la pieuvre et lui offrir des espaces de liberté. 

Thomas Hahn

Faits d’Hiver 2024, Bagnolet, Le Colombier

Concept et chorégraphie · Rebecca Journo
Performance · Rebecca Journo, Mathieu Bonnafous, Véronique Lemonnier, Raphaëlle Latini, Jules Bourret
Création sonore · Mathieu Bonnafous
Collaboration artistique et image · Véronique Lemonnier
Collaboration artistique et création sonore · Raphaëlle Latini‍
Conception, construction des objets et mise en lumière · Jules Bourret
Création costumes · Coline Ploquin
Fabrication accessoires métal · Florent Seffar

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