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Entretien avec Petter Jacobsson et Thomas Caley

Le tandem à la tête du CCN – Ballet de Lorraine nous livre les secrets de sa dernière création pour 22 danseurs, Instantly Forever.

Danser Canal Historique : Votre création s’appelle Instantly Forever. C’est aussi le titre de votre saison. Pourquoi ?

Petter Jacobsson : Parce que nous nous posions la question de la prétendue « éphémérité » de la danse. Or, nous pensons que si nous continuons toujours de pratiquer la danse, elle n’est pas éphémère, mais, au contraire, opiniâtre. Et ça va perdurer. Pour cette pièce en particulier, il s’agit plus spécifiquement de la compréhension du passé qui se manifeste aujourd’hui et se poursuivra dans l’avenir. Et puis bien sûr, il y a le premier mouvement de la Symphonie en trois mouvements d’Igor Stravinsky écrit en 1946, et Pulses I et II, le premier mouvement de Music for 18 Musicians de Steve Reich, qui éclairent de par leurs procédés de composition ce titre.

DCH : Par exemple ?

Petter Jacobsson : Pour Stravinsky ce sont des morceaux qui proviennent en grande partie de musiques écrites pour des films qui n’ont jamais été utilisées. Et on entend aussi dans toute la Symphonie, des bribes du Sacre du printemps, ou de Petrouchka, c’est donc un créateur qui regarde le passé pour forger son avenir.

Thomas Caley : En même temps, il évoque les deux Grandes guerres. Et nous avons également fait le rapprochement avec notre époque, et la saturation d’informations qui donne un accès immédiat à l’Histoire mais avec un éclairage contemporain. Ce qui n’est pas sans écueil. Nous avons, rassemblée dans cette seule partition, presque toute son œuvre, avec un sens de l’anticipation, presque la prémonition que quelque chose d’énorme va arriver.

DCH : Comment le transcrivez-vous dans Instantly Forever ?

Petter Jacobsson : Dans cette première partie sur Stravinsky, les danseurs sont tous tournés vers Jardin, comme si la face s’était déplacée et que les spectateurs voyaient donc les danseurs depuis les coulisses.

Thomas Caley : Comme si la danse avait été créée pour un public imaginaire ou d’un temps révolu, donc c’est une réflexion sur le passé…

Petter Jacobsson :… Mais avec l’intensité d’aujourd’hui, et un peu de ce chaos où nous vivons. Et dans la deuxième partie, nous nous retrouvons face au vrai public. Au début, nous voulions construire cette deuxième partie avec un compositeur suédois, mais nous avons manqué de temps. 

Thomas Caley : Et finalement nous avons choisi Music for 18 musicians de Steve Reich, mais nous avons sélectionné juste le début et la fin. Et c’est « Forever ».

Petter Jacobsson : Ça donne l’idée de l’éternité, car ce sont d’infimes variations, très fines, comme une sorte de réflexion sur une époque révolue et des temporalités qui s'entrecroisent. Est-ce une représentation pour un passé et un public imaginaires ? C’est pourquoi nous avons eu l’idée de tubes argentés qui fragmentent la lumière et la réfléchissent comme autant d’éclats de temps différents. Nous avons également repensé au principe même d’un film qui n’est qu’une suite de 24 images fixes qui se déroule en une seconde. Donc c’est une illusion d’optique. Nous travaillons avec Eric Wurtz, créateur lumière, à une impression « cinématique ». Comme une sorte de mouvement perpétuel qui nous entoure, comme une énergie interne.

DCH : Quel rôle attribuez-vous à la musique ?

Thomas Caley : Nous sommes très influencés par la musique et pour nous, c’est nouveau.

Petter Jacobsson : il y a tout un héritage. Par exemple, dans La Symphonie de Stravinsky on entend de la rumba, ou du folklore russe, certainement parce qu’il avait pour maître Rimsky-Korsakov, donc il s’inscrit aussi dans une filiation. Et c’est une bombe. Car nous avons choisi la version dirigée par Stravinsky lui-même, et c’est la meilleure. Elle est sans doute moins carrée, moins calée rythmiquement que beaucoup d’autres, mais elle diffuse beaucoup plus d’émotions.

Thomas Caley : Et c’est très rapide. Ça jazze vraiment.

DCH : Et au niveau du mouvement ?

Petter Jacobsson : Nous avons constaté que beaucoup de chorégraphies d’aujourd’hui étaient centrées autour de l’interprète, comme notre société très individualisée. Car dans beaucoup de chorégraphies, les interprètes restent plutôt sur place. Contrairement à la danse américaine où il y a beaucoup de déplacements. N’est-ce pas aussi un reflet de notre société qui face à ce déluge d’information, a tendance à se replier sur elle-même ? Nous avons donc travaillé le fait de se déplacer énormément dans l’espace. Nous appelons ça « Water Rush ». Nous avons pensé à cette notion de saturation et d’expansion, d’’envahir tous les espaces pour repenser le mouvement, et nous avons été dans l’extrême. 

Thomas Caley : Nous avons questionné aussi notre vocabulaire en incluant des pas que nous avons exécutés autrefois, peut-être dans des cours, peut-être au long de nos carrières respectives.

Petter Jacobsson : Ou de la rumba, des figures de danses sociales, d’autres types de danses.

Thomas Caley : C’est pourquoi je pense que la danse n’est jamais totalement « abstraite ». S'engager physiquement, se déplacer dans l'espace, en fait, ça donne un « drama ». Ça produit une énergie qui n'est pas du tout abstraite. La personne fait face à un vrai défi. Et entre les danseurs, il y a un vrai discours qui se noue. Et pour nous, de nombreuses images qui saturent un même espace et nous parlent.

Petter Jacobsson : Et l’autre question c’est : comment créer un fil narratif, tout en restant dans l’abstraction chorégraphique ? C’est ainsi que nous avons introduit un rêve de folklore d’aujourd’hui, une sorte de fantaisie, mais qui ne fait que traverser la pièce, comme l’atmosphère des années 40, et les films bien sûr. Tout est en noir et blanc sur un tapis de sol brillant.

Thomas Caley : C’est comme une empreinte de leur propre image. Car les danseurs portent leur portrait comme costume. La personne semble regarder son passé, son fantôme. Comme la musique de Stravinsky est abstraite mais son atmosphère laisse deviner un film. 

Petter Jacobsson : On entend dans sa Symphonie les morceaux composés pour autre chose et abandonnés, et ça tisse une autre histoire. Ou toute son histoire qui disparaît au fur et à mesure que la symphonie se déroule.

DCH : Et pour la deuxième partie sur Pulse I et II de Steve Reich ?

Thomas Caley : On a l’impression d’être face au développement de la première partie. Les danseurs n’arrêtent jamais. Comme l’expansion d’un univers.

Petter Jacobsson : Comme une dilatation de l’espace avec une multitude de possibilités qui prennent place, dans un temps hyper saturé. Ça parle aussi beaucoup des danseurs. Et dans cette deuxième partie ils avancent vers le public avec leur portrait sur eux. Tout à coup le public rencontre les artistes qui ont juste dansé quelque chose d'extrême dans leur physicalité. Vous voyez leur respiration. Vous voyez le corps qui a juste passé un moment intense.

DCH : En même temps, Instantly Forever n’a-t-il pas un rapport avec ce que vous vivez ?

Thomas Caley : C’est sans doute aussi lié à notre âge et à l’endroit où nous en sommes de notre propre carrière. Ce souci de ne pas oublier notre histoire, de penser que nous n’allons pas créer ex nihilo parce que ce n’est ni possible, ni même souhaitable. Nous utilisons les anciennes techniques tout en jouant sur des esthétiques actuelles et nous retravaillons ces concepts, exactement comme Stravinsky l’a fait en prenant sa propre histoire et en la réarrangeant à la mode américaine quand il est arrivé à New York. Et bien sûr, nous aussi sommes à un tournant où notre vie, nos habitudes vont changer, donc nous considérons notre parcours tout en regardant les possibilités d’avenir.

Petter Jacobsson : C’est notre dernier projet au CCN-Ballet de Lorraine. Depuis treize ans, nous avons vraiment cherché à engager l’histoire de la danse, remonter des œuvres originales qui en font partie, et montrer des créations qui pourront peut-être entrer dans ce flux historique qui fait que la danse n’est pas éphémère comme nous le disions au début. On pratique la danse tous les jours, on discute de la danse tous les jours donc elle existe et perdure. Mais il y a aussi un côté plus politique. Si les institutions et les financements ne suivent pas, la danse disparaîtra. Elle deviendra vraiment éphémère.

Propos recueillis par Agnès Izrine

Instantly Forever : Du 7 au 12 mars à l'Opéra national de Lorraine- Place Stanislas, Nancy

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