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« Auf dem Gebirge… » de Pina Bausch

La terre est épaisse, tourbeuse, lourde, bien loin du terreau meuble aux lueurs fauves du Sacre du printemps. Ici, on s’embourbe dans une réalité qui colle à la peau. Dans Sur la montage on entendit des hurlements, les gens ont peur, fuient en rasant les murs, en restant dans l’ombre. Laissant imaginer la brusque lumière d’un mirador qui ne viendra pas.

La pièce date de 1984, le rideau de fer est bien réel, et même si le titre de la pièce vient d’une citation des évangiles rappelant le meurtre des enfants par Hérode, les interprétations sont infinies. Et puisque l’on parle de pouvoir totalitaire, un homme bedonnant, en slip et bonnet de bain rouge, chaussé de ballerines noires, incarne cette baudruche qui gonfle des ballons jusqu’à les faire éclater. On sursaute à chaque coup. Loin d’être drôle, malgré l’accoutrement, son indifférence réactive l’atmosphère de terreur.

Galerie photo Laurent Philippe

Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört, est du Pina Bausch première période. S’il y a de l’humour, c’est juste la politesse du désespoir. Pas de beaux mouvements (ou très peu), pas de concession avec le temps, pas de fil conducteur et encore moins de carte postale. Mais un puzzle de significations et d’images étranges. La pièce travaille comme la mémoire ou le rêve. L’inconscient est son langage.

Galerie photo Laurent Philippe

Le patchwork musical, contrairement à son utilisation dans les œuvres ultérieures, ajoute encore un sens que la chorégraphie omet. Ainsi de la cantate d’Heinrich Schütz qui donne son nom à la pièce, ou d’une chanson yiddish qui parle d’une bourgade en feu, mais aussi de la Marche des prêtres d’Athalie de Mendelssohn, sorte de leitmotiv de la pièce, notée « brutale » sur la partition.

Galerie photo Laurent Philippe

Brutale en effet, ces deux groupes qui attrapent une femme et un homme et les forcent à s’embrasser avant de se dissoudre. Dans cette course hors d’haleine, violente, on reconnaît, bien sûr, l’architecture du Sacre. Mais là, la le chaos tellurique tourne à chaque fois au grotesque. Les hommes rament, les femmes nagent en pleine terre, on frise la catastrophe sans jamais l’atteindre. Toute la pièce soulève un vent de tempête, une sauvagerie permanente, même dans les moments d’accalmie chargés d’appréhension.

Galerie photo Laurent Philippe

Il y a des scènes aussi superbes que poignantes. Celles où notre baigneur porte une danseuse à bout de bras à l’horizontale, un petit orchestre surgi de nulle part, qui semble, avec ses musiciens âgés, une émanation de la mémoire, les deux danseuses qui font la roue en se tenant la main, la femme en satin rose qui dresse un homme, et bien sûr, la scène des sapins que l’on dépose sur la scène pendant que Lucienne Boyer chante « Parlez-moi d’amour ». Toutes ces images sont bouleversantes, d’une nostalgie infinie, de relents d’une guerre qui n’en finit pas.

Galerie photo Laurent Philippe

Tout Pina Bausch semble concentré dans cette pièce, les rapports acerbes entre hommes et femmes, son génie à transposer sur la scène des procédés cinématographiques, son humanité désenchantée. Toute la danse contemporaine qui va suivre aussi. Tout le monde s’est servi : de la danse des années 80 à la prétendue « non danse » qui ont juste déplacé la focale sur les moments les plus énigmatiques ou absurdes (voir la scène de l’aveugle et des échanges d’objets ou de la fausse danseuse orientale qui lave sa vaisselle), de la danse « plasticienne » aux chorégraphes qui ont cherché à faire de l’humour.

Cette reprise est l’une des meilleures des pièces historiques. Michael Strecker auquel incombe le quasi impossible remplacement de Jan Minarik se révèle excellent. L’idée de dédoubler les rôles entre anciens et nouveaux fonctionne à merveille.

Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört, montagne chorégraphique de Pina Bausch, n’a rien perdu de sa beauté, ni de son acuité.

Agnès Izrine

Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet, du 20 au 26 mai 2016.

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