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« ]Superstrat] » de Anne Nguyen au Temps d'Aimer la Danse

De premier abord on se réjouit du bon moment : un danseur phénoménal qui donne un show vif et rythmé avec une gouaille enthousiasmante. Mais ce solo composé par Anne Nguyen, l'une des personnalité les plus intéressante dans les recherches actuelles autour du hip hop, offre un second niveau de lecture, culturellement très riche et même subtilement politique.

Il y a deux façons de regarder ]Superstrat] d'Anne Nguyen. La première, c’est admirer la prestation de Mark-Wilfied Kouadio, alias Willy Kazzama, danseur urbain ivoirien insolemment virtuose, et manifestement très au fait des différentes danses traditionnelles de Côte d’Ivoire. La chorégraphe l'a rencontré à l'occasion de Matière(s) première(s), pièce de 2023 dans laquelle Anne Nguyen mettait en perspective danses africaines urbaines et formes occidentalisées de ces danses. Ce sont d'autres danseurs africains, actifs en France dans le domaine des danses urbaines, qui présentèrent leur collègue à la chorégraphe que l'énergie, la présence, mais aussi l'impeccable maîtrise des formes traditionnelles convainc.

Venu tôt à la danse, à l’âge de 8 ans, Mark-Wilfied Kouadio est repéré à l'occasion d'une  compétition télévisée, Wozo Vacances, véritable institution télévisuelle organisée de la RTI (Radio Télévision Ivoirienne) depuis une trentaine d'années. Le groupe lauréat étant invité à faire le tour des régions de la Côte d'Ivoire. Mark-Wilfied Kouadio se familiarise avec les très nombreuses danses ivoiriennes. Lauréat de l'émission "L'Afrique a un Incroyable Talent" en 2017, il devient une valeur reconnue. Danseur hors normes, d'une fluidité exceptionnelle, capable de passages au sol et de jeux de jambes d'une maîtrise phénoménale, d’une souplesse exceptionnelle, Mark-Wilfied Kouadio est, à sa manière un virtuose star. Mais ce que lui a demandé Anne Nguyen va sensiblement au delà. Elle conduit à confronter sa pratique de danse « sociale » à ce bagage en danse traditionnelle acquis dans ses pérégrinations « vacancières »…
 

Alors, pour ]Superstrat], le voilà en pleine maîtrise du soukouss (une forme particulièrement sensuelle de la rumba congolaise), en passage très « pliés prés du sol » pour les danses de paysans, avant une pleine démonstration de stand up, le tout porté par un sapeur en pleine démonstration. Entendre « sapeur » pour membre de La Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes (SAPE), forme de dandysme africain très sensible au cours des années 1960 à Brazzaville puis à Kinshasa, avant de gagner les diasporas, en France et en Belgique et de s'étendre au Cameroun, au Gabon ou encore en Côte d'Ivoire. Mais la dimension politique, voire subversive de ce mouvement plonge ses racines à la fois dans le mouvement des dandies afro-américains (le Zip coon, personnage de dandy noir urbain, libre et élégant créé dans les années 1830 puis caricaturé pendant les années de la ségrégation), mais aussi dans le mouvement Zazou durant la Seconde Guerre mondiale. La part subversive en fut suffisamment caustique pour que le pouvoir de Mobutu cherche à interdire la SAPE dans les années 1980 avant que celle-ci ne revienne en force (et en France) dans les années 1990. Forme de revendications identitaires et esthétique, le Sapeur matérialise par son élégance ostentatoire, sa gestuelle excessive et dégagée, une forme de modernité africaine créolisant les travers du luxe occidental.

Qu'on ne se trompe pas, le développement ci-dessus ne vise pas à l'étalage de science, mais constitue la porte d'entrée pour la seconde façon de lire la ]Superstrat]. Formidablement dansée par un virtuose à l'abatage spectaculaire, la pièce, sous ses atours brillants et un rien parodiques, a l'ambition de dégager ce qui, dans les danses urbaines d'Afrique vient des pratiques occidentales et inversement. D'où le Krump qui surgit au détour, le break et le voguing, voire les séquences qui évoquent les Nicholas Brothers (Fayard, 1914–2006 ; ou Harold, 1921–2000) débarrassés de leurs claquettes. Un équation qui montre que si l'on gratte le hip-hop on y trouve le jazz et derrière, l'Afrique. Mais aussi que les danses urbaines pratiquées dans les grandes métropoles du continent ont aussi parfaitement hybridé les pratiques saltatoires venues des médias mondialisés avec les formes traditionnelles issues des campagnes. Ainsi cette séquence (]Superstrat] en comporte quatre enchaînées) qui passe d'une danse paysanne, à une chorégraphie guerrière et s'achève sur des pratiques de transes. Car il ne s'agit pas de nier ce que cette hybridation cache de drame, comme bien sûr, l'évocation de la traite et de ce que cette rencontre entre l'Afrique et l'Amérique via les danses urbaines occulte de tragédie sensible quand Mark-Wilfied Kouadi rampe douloureusement en se retournant.

Galerie photo © Patrick Berger
 

Le titre venu de la théorie linguistique, désigne les traces laissées dans une langue par une autre langue. Cette démonstration par collages successifs illustre les liens forts entre l’Afrique et l’Amérique qui ont donné naissance à la culture hip-hop, incarnés dans la pratique contemporaine d’un danseur africain urbain et traditionnel. Question posée dès lors à notre relation aux cultures issues de l’immigration autant qu'aux interactions entre formes traditionnelles, modernes, savantes. Jusque dans la musique composée par Pierre Demange et Grégoire Letouvet. Aux percussions répondent un piano arrangé qui renvoie volontiers au bastringue de Scott Joplin (1868-1917) voire au Primitive (1942) de John Cage, le tout bousculé de sonorités électroniques où l'on entend du gospel, du blues et des musiques urbaines africaines et afro-américaines (avec ce que ces dernière doivent aux autres).


Le résultat en est presque trop riche, tant que l'on s'abandonne volontiers à l'exceptionnelle présence du danseur. Mais rien n'empêche d'y revenir pour en tirer la substantifique moelle !

Philippe Verrièle
Vu le 13 septembre 2025, au Théâtre du Colisée dans le cadre du festival Le Temps d'Aimer.

Ven. 10 octobre 2025 (10h et 14h), Sam. 11 octobre 2025 (17h), Théâtre & Cinéma de Choisy-le-Roi / Choisy-le-Roi (94) — scolaires
Sam. 8 et dim. 9 novembre 2025  Panorama Festival, dans le cadre de la saison France-Brésil, programmation la Manufacture CDCN Nouvelle-Aquitaine Bordeaux • La Rochelle / Rio de Janeiro (Brésil)
Ven. 28 novembre 2025 (19h30)  Festival Playground, hors-les-murs Théâtre des Bergeries / Noisy-le-Sec (93)
Mer. 3 décembre 2025 (10h et 14h30), Jeu. 4 décembre 2025 (10h et 14h30) Centre culturel Houdremont / La Courneuve (93) — scolaires     
Ven. 12 décembre 2025 (14h et 20h30)  Les Colonnes, hors-les-murs La Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine Bordeaux • La Rochelle / Blanquefort (33)

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