« Organon » de Noé Soulier et Tarek Atoui
Dans Organon, Noé Soulier et Tarek Atoui orchestrent une expérience sensorielle où les lignes entre chorégraphie, sculpture sonore et installation se brouillent jusqu’à disparaître.
Présentée à la Ménagerie de Verre dans le cadre du Festival d’Automne, leur création commune transforme l’espace scénique en un laboratoire d’interactions, où le geste devient son, et le son, mouvement.

Le chorégraphe, aujourd’hui à la tête du CNDC d’Angers, et le compositeur libanais, figure majeure de la scène sonore contemporaine, unissent leurs pratiques dans une œuvre qui défie les catégories. Soulier, fidèle à son goût pour l’analyse du mouvement et la déconstruction du geste, s’immerge ici dans l’univers tactile et vibrant d’Atoui, dont les dispositifs sonores — à la fois sculptures et instruments — réagissent aux frôlements, aux pressions, aux déplacements.

Le studio de la Ménagerie de Verre, abolissant en partie la séparation entre scène et salle, le spectateur est invité à s’asseoir au milieu d’objets énigmatiques,: une ancienne baignoire de pierre où résonnent des gouttes d’eau, des plaques métalliques qui déclenchent des sons externes, des tissus sensibles aux pas, une vielle à roue électrifiée, ou encore une grosse caisse abritant une sphère sonore. Certains éléments semblent autonomes, d’autres ne s’activent qu’au contact des corps. Un dispositif permet de connecter deux
interprètes à un circuit électrique qui produit du son en
fonction de la surface et de la pression du contact entre les corps. Enfin, les « Soft cells » des tissus sensibles au toucher, et à ses intensités, inventés par Atoui pour explorer la manière dont la surdité peut changer la
compréhension de la performance sonore » crée une « boucle synergétique » qui brouille la frontière entre geste et son.
Tous participent à une dramaturgie où la danse ne précède ni ne suit le son, mais l’engendre et s’en nourrit dans un va-et-vient constant.

Organon, qui signifie instrument en grec ancien, dit aussi le prolongement du corps par l’objet, son extension imaginaire en quelque sorte. Cette scénographie dépouillée aux allures muséales, renforce cette impression : les interprètes, comme les objets, y étant exposés, disponibles, en tension. La partition chorégraphique, exigeante et sans fard, met les corps à l’épreuve.
Fidèle à son écriture physique et précise, Soulier compose des séquences où l’extrême lenteur révèle la densité du mouvement. Une torsion du buste, un contact fugace entre deux bras, une impulsion venue du sol : chaque geste semble naître d’une nécessité interne, et se prolonge dans l’espace sonore. Les duos sont miraculeux, suspendus, tendres. Deux danseuses face à face nouent et dénouent mains et bras, ou se serrent joue à joue. Noé Soulier utilise en partie la technique du contact improvisation où les danseurs se meuvent en perpétuelle écoute, en transferts de poids de l’un à l’autre.

Mais il introduit également un vocabulaire très personnel, en étirements et en posés passionnants, qui initie des transferts de plans dans l’espace. De poses en porte-à-faux absolu à un duo en miroir très organique, de déséquilibres périlleux en battements de jambe virtuoses proches de la capoeira, de sauts risqués en allongements d’un calme impressionnant, les six interprètes – formidables – deviennent à la fois déclencheurs et récepteurs, dans une boucle où l’origine du son se perd. Dans un solo où un danseur se suspend à une barre, il coupe le son, son corps servant de coupe-circuit. Ce trouble est au cœur de l’expérience : qui initie quoi ? Le mouvement précède-t-il la vibration, ou l’inverse ? L’ambiguïté est féconde, et c’est peut-être là que réside la force d’Organon : dans cette zone d’indécision où les repères vacillent, où l’on ne sait plus si l’on assiste à une performance ou à une installation, à un concert ou à une pièce chorégraphique.

L’univers sonore surprend par son audace en s’affranchissant des codes habituels, en jouant sur les contrastes et les aspérités : les sons rebondissent sur les surfaces, s’entrechoquent, se superposent. Cette matière brute, presque minérale, est contrebalancée par la douceur des corps en mouvement qui viennent nuancer l’ensemble et enrichir l’expérience d’écoute.
En réunissant leurs langages, Tarek Atoui et Noé Soulier composent une œuvre à la fois rigoureuse et ouverte, où l’humain dialogue avec l’objet, où le visible s’efface au profit du sensible. Organon propose un espace à habiter, un écosystème à explorer, une écoute à réinventer.
Agnès Izrine
Vu le 9 Octobre 2025 Ménagerie de verre, dans le cadre des Constellations du Centre Georges Pompidou dans le cadre des Inaccoutumés, avec le Festival d'Automne.
Distribution
Conception Noé Soulier, Tarek Atoui.
Interprétation et collaboration artistique Stephanie Amurao, Yumiko Funaya, Nangaline Gomis, Samuel Planas, Mélisande Tonolo, Gal Zusmanovitch.
Assistante Julie Charbonnier.
Régie technique Charles Gohy, Denis Juliette, Bradley Curpanen.
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