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« Nôt » de Marlene Monteiro Freitas

À l’invitation de Tiago Rodrigues, directeur du Festival d’Avignon, Marlene Monteiro Freitas ouvre la 79e édition avec une proposition aussi déroutante que foisonnante : Nôt, une fresque de la nuit qui puise dans l’étoffe des rêves, des pulsions et des corps en transformation.

Inspirée des Mille et Une Nuits, Nôt (Nuit en créole cap-verdien) s’en éloigne rapidement pour plonger dans les eaux troubles du rêve, de l’extravagance et de l’excès. Huit solistes traversent cette fresque ambiguë comme autant de fragments d’une nuit tourmentée, croisant masques figés, corps transformés, et chorégraphies affolées. Le spectacle débute par la danse sinueuse d’un interprète vêtu d’une jupette blanche et d’un débardeur noir, incarnation stylisée de projections orientalistes. Dans une scénographie quasi-carcérale, les projecteurs découpent les visages en grimaces, les gestes en pulsions, et les récits en cris muets. Loin de tout orientalisme illustratif, elle interroge avec férocité la sexualisation de l’Autre et les mécanismes de projection coloniale, tout en les tissant dans le sous-texte des Mille et une Nuits à savoir :  Survivre !

Galerie photo © Christian Raynaud de Lage

Sur une scène cernée de projecteurs diffusant leurs lueurs crépusculaires ou leurs éclats violents, se déploie un théâtre de la cruauté : un homme parle en silence, bientôt rejoint par des personnages aux masques de poupées glacées, des musiciens qui frappent tambour… Et des chiffons blancs drôlement sonores, des oreillers à traîner, et des lits à faire ou à défaire.. Les gestes glissent de la chorégraphie au rituel. Les corps se disloquent, se remodèlent, deviennent marionnettes, fétiches ou pantins.
Parmi les interprètes, Mariana Tembe, magnifique danseuse sans jambes et superbe chanteuse mozambicaine, (déjà remarquée dans Mal - Embriaguez Divina de la même chorégraphe [lire notre critique], ou dans Inkomati (Dis)cord de Boyzie Cekwana et Panaibra Gabriel Canda) bouleverse dans une séquence poignante où elle manipule des jambes de tissu qu’elle noue, croise, dénoue en une danse saisissante et douloureuse. À ses côtés, les membres fidèles de la compagnie (Henri « Cookie » Lesguillier, Miguel Filipe, Joaozinho da Costa, Ben Green, Tomas Moital auxquels s’ajoutent Rui Paixao ou Marie Albert) — virtuoses du mouvement, du chant et de la musique — incarnent l’écriture organique et débridée de Freitas et injectent une énergie foudroyante dans chaque tableau, entre rituel délirant et mécanique délabrée prête à s’emballer.
Cet ensemble hétéroclite, à l’action volontairement intermittente, un peu foutraque mais d’une précision à couper le souffle, nous raconte, en filigrane, une histoire de femmes que l’on viole, que l’on épouse, ou que l’on abat. En témoigne cette partition de Noces, d’Igor Stravinsky, (dont Nijinska qui en avait écrit la chorégraphie initiale disait qu’elle avait mis ses danseuses sur pointes comme « symbole du percement de l’hymen » !) ainsi que  les draps souillés, et les mains sanglantes des protagonistes dans une traversée sans concession.
La musique fait corps avec la scène. Elle est tour à tour discordante, galvanisante, inattendue, mélangeant hardiment Nick Cave et Stravinsky aux sons produits en direct par les performeurs, elle devient partition des excès et des soubresauts, jusqu’à épouser la radicalité de la chorégraphie dans une fusion qui amplifie la folie ambiante, propulse les corps dans des mouvements absurdes, quasi surnaturels, où le grotesque côtoie la sublimation.

Galerie photo © Laurent Philippe

Nôt n’est pas un spectacle qui cherche l’adhésion ; c’est une incantation viscérale, un monde en combustion où les figures féminines traversent la nuit dans un désordre fécond. C’est dans la tension entre rigidité et déraison que Freitas sculpte cette épopée de survie, portée par une troupe d’une acuité hallucinante. Une nuit chorégraphique où les visages se tordent, les corps se transforment et le théâtre devient un cri.
On regrettera juste que, contrairement à d’autres de ses œuvres, Nôt reste un peu décousu, avec quelques longueurs… Mais les 38 mètres de la Cour d’Honneur ne font pas de cadeau… Et il y a fort à parier que ces légers défauts seront vite corrigés par la chorégraphe dans la boîte noire d’un théâtre.

Agnès Izrine
Vu le 5 juillet 2025, Cour d’Honneur, Festival Avignon IN.

Distribution :
Avec Marie Albert, Joãozinho da Costa, Miguel Filipe, Ben Green, Henri « Cookie » Lesguillier, Tomás Moital, Rui Paixão, Mariana Tembe

Chorégraphie Marlene Monteiro Freitas
Assistanat chorégraphique Francisco Rolo
Conseil artistique João Figueira, Martin Valdés-Stauber

Scénographie Yannick Fouassier, Marlene Monteiro Freitas
Lumières et direction technique Yannick Fouassier

Costumes Marlene Monteiro Freitas, Marisa Escaleira

Son Rui Antunes

En tournée :
6 au 9 août 2025 International Summer Festival Kampnagel (Hambourg) ;
14 et 15 août 2025 Berliner Festpiele (Berlin) ;
28 et 29 août 2025 La Bâtie Festival de Genève ;
11 au 14 septembre 2025 Culturgest (Lisbonne) ;
19 et 20 septembre 2025 Rivoli, Teatro Municipal do Porto ;
6 au 8 février 2026 Onassis Stegi (Athènes) ;
20 et 21 février 2026 PACT Zollverein (Essen) ;
4 et 5 mars 2026 Le Quartz (Brest) ;
25 au 28 mars 2026 Chaillot Hors les murs à La Villette (Paris) ;
22 et 23 avril 2026 La Comédie (Clermont-Ferrand) ;
28 et 29 avril 2026 MC2 (Grenoble) ;
6 et 7 mai 2025 Maison de la Danse (Lyon) ;
14 au 17 mai 2025 Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles)

 

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