« Martyre » de Malika Djardi.
Dix ans plus tard, à la Maison de la Danse de Lyon, Malika Djardi revient au solo et à l'évocation de sa mère. Occasion de retrouver la voix singulière d'une artiste discrète, mais aussi une œuvre importante. Car en même temps que Martyre, débarque une invitée encombrante et bouleversante, la maladie d'Alzheimer et sa danse.
Le studio de la Maison de la danse offre une programmation dite de «première partie » qu'il ne faut surtout pas négliger quand, attiré par une affiche plus prestigieuse, l'amateur se rend à la Maison de la danse. Juste derrière la grande salle se trouve le studio et la coordination avec le spectacle principal est parfaite quand, pour la logistique alimentaire, les croque-monsieur du restaurant frisent l'anthologique et permettent d'assister à deux pièces avec le ventre (presque) plein ! Triple bénéficie d'autant que ce dispositif permet de très belles rencontres, ainsi celle de Malika Djardi. Pas vraiment une découverte, la encore jeune artiste figure sur les tablettes depuis Sa Prière (2014), solo dans lequel la danseuse et chorégraphe évoquait, déjà, sa mère. Mais la chorégraphe n'a pas repris la place qu'elle mérite depuis la crise sanitaire étant devenue un peu trop discrète. Ce qui nous prive d'une voix très fine exploitant une forme féconde mais complexe : la danse documentaire.

Un peu de biographie s'impose. Née en 1985 à Décines, près de Lyon, Malika Djardi s'inscrit en licence en Arts du Spectacle de l’Université Lumière Lyon 2 (Art de la Scène de l’Image et de L’Ecran); elle y rédige un mémoire de recherche intitulé : La répétition comme processus de création : l’épuisement des sens… Mais parallèlement elle se consacre à la danse, passe par l’UQAM de Montréal puis au Centre National de Danse Contemporaine à Angers de 2009 à 2011, développe un travaille sur la question de « la performance comme objet de documentation » et travaille pour plusieurs chorégraphes dont Pierre Droulers. En 2014, elle crée le solo Sa Prière durant le festival « Danseur » à la Raffinerie à Bruxelles et la pièce l'impose comme créatrice. Le duo Horion, qui reçoit mention spéciale au concours ReConnaissance 2017 la lance, mais l'itinéraire de Pier 7 (2018), pièce de groupe sur l'univers du skate n'a pas d'écho ou presque, et pour cause.
Ces épisodes, comme autant de jalons, se retrouvent dans la forme de Martyre. Si la chorégraphe-interprète de ce solo d'une heure vingt minutes est déjà au plateau à l'entrée du public, s'échauffant comme la bande son qui anone des gammes incertaines (très fin travail du musicien-compositeur Joseph Schiano di Lombo), rapidement elle laisse la place au film ; la pièce se développe alors comme un dialogue entre la forme filmique (réalisation de Julien Perrin) et la danse au plateau. Dispositif pas particulièrement original (voir notre article sur le récent – mars 2025 – Kata d'Anna Chirescu) mais efficace de ce que l'on peut appeler « chorégraphie du réel » qui voit la fille dialoguer via le film avec sa mère. Celle-ci, atteinte de la maladie d’Alzheimer, a développé une étrange danse, toute de micro mouvements très doux et intrigants. Une danse qui interroge et attendrit visiblement la fille chorégraphe de cette mère-courage – mais il faudra y revenir.
Pour le moment, Malika a quitté le plateau, le film présente Marie-Bernadette Philippon – la mère – mais de façon très elliptique ; la chorégraphe revient pour une diagonale où elle frappe des pieds, marque l'espace en l'arpentant tout en décrivant et racontant l’Ehpad, histoire et aménagement…
Toute la pièce va suivre cette structure d'aller retour du mouvement au film et retour dans un jeu d'énigmes très malin où tout trouvera une réponse et où rien n'est gratuit. Rien de souligné cependant : la structure laissant au spectateur le soin de reconstituer ce puzzle-hommage, en s'appuyant tantôt sur le dialogue entre la la bande-son et le commentaire en direct de l'interprète au plateau, tantôt sur ce qui est montré gestuellement avant de trouver son explication dans le film, parfois en déduisant de ce qui est répété mais replacé dans un autre contexte le sens exacte de la séquence, vire d’autres dispositifs qui auraient échappé…

Car, bien qu'un peu long (mais, au regard du sujet et des protagonistes pouvait-il en être autrement ?), tout ceci est fort structuré; développé en trois grands volets enchaînés, presque classique : un exposé qui dure une grosse demi-heure, durant laquelle, de séquence en séquence, les symptômes de la maladie de la mère sont non exposés mais induits et traduits dans la gestuelle, une partie centrale de développement où la chorégraphe-danseuse s'expose plus personnellement (qui peut rester indifférent à l'incontinence de sa mère ?) et donne l'explication du titre (Martyre) lequel ne doit pas être lu dans la ligné de Sa Prière. Enfin la troisième partie, formidable jeu d'installation entre pop-art et arte povera qui donne aussi, toujours dans cette logique transverse, qui refuse d'aller crûment aux faits mais les suggère, la véritable matière de ce solo et ouvre le propos. Car si Marie-Bernadette Philippon initialement ne dansait pas, cette danse singulière que la maladie déclenche, trouble et provoque sa fille-chorégraphe qui interroge en retour cette gestuelle au point d'en avoir changé le projet.
« Au départ il y avait l’idée d’intégrer un portrait plus large de sa vie à l’Ehpad avec des amies qu’elle côtoyait notamment Marcelle [Marcelle Vionnet, résidente de l'établissement]. Et sur la danse d’être accompagnée par Nestor [Nestor Garcia Diaz], pour des reprises de danses sociales et danses de salon » répond Malika Djardi ; mais la danse née de la maladie constituait un tel continent de réflexion que c'est autour de cela que s'est construit Martyre et qui fait de cette pièce, non seulement le touchant hommage d'une fille à sa mère, mais aussi une passionnante réflexion sur la maladie d'Alzheimer et le rôle de la danse pour aider un malade qui en est atteint.
Philippe Verrièle
Vu le 7 novembre 2025 à La Maison de la Danse (studio), Lyon.
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