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« Les Applaudissements ne se mangent pas » de Maguy Marin

Pourquoi reprendre cette pièce de 2002 qui n'avait pas trouvé, à l'époque son public ? À voir – revoir –  Les Applaudissements ne se mangent pas, le message politique touche moins que l'universalité métaphysique du propos. Au passage, cela permet de mesurer combien cette pièce et la démarche de Maguy Marin a eu d'influences.

Du Maguy pur jus : à l’origine, la pièce fut commandée à la chorégraphe à l'occasion de la Biennale de Lyon 2002 dédiée aux Pays d'Amérique du Sud dont elle devait célébrer l'exaltation de la joie de vivre. Maguy Marin y séjourne, et en rapporta une pièce angoissante et grave sur l’oppression du pouvoir et les rapports de force qui régissent le fonctionnement des êtres humains. Les applaudissements ne se mangent pas ne fit pas rire du tout et la pièce n'aura pas la carrière souhaitée, déroutant une bonne partie du public et des programmateurs.

Malgré une reprise en 2016, à la demande de Benjamin Millepied, pour le Ballet de l'Opéra de Paris, la pièce reste peu diffusée et appartient à la légende ou à la geste « Marin », symbole de l'intransigeance et de l'engagement rugueux de l'artiste. Sans que l'on en puisse vraiment en juger de visu, d'autant que, dans la mythologie remuante de la chorégraphe, la pièce suivante, Umwelt (2004) prend toute la lumière et les attentions avec sa radicalité formelle et son histoire perturbée. Alors, la reprise de cet octuor d'une heure, intense et sans relâchement dans la tension, fait figure de réparation d'une injustice, d'une seconde chance.

Le titre vient du livre de l'uruguayen Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine paru en 1971. L'écrivain y dénonce le pillage des ressources naturelles depuis la colonisation jusqu'à l'ère moderne, avec ses corollaires, le génocide des Indiens, la traite des esclaves africains, les destructions qui ont permis l’enrichissement de l’Europe avec la fondation des empires européens. L'essai, paru en plein cœur des luttes politiques d'Amérique Latine, est devenu un symbole, censuré par les dictatures uruguayenne, chilienne ou argentine. Une référence, bien qu'un peu datée idéologiquement. Et la question se posait de la pièce se réclamant de cette référence.

Or, à la revoir, la pièce tient toujours parfaitement debout, n'a pas vraiment vieilli et peut revendiquer, outre le statut d'œuvre de référence, de ne pas dépareiller dans un programme d'aujourd'hui, hors la musique qui accuse ses ans : l'époque d'une musique dite concrète. Un son râpeux, au grain âpre, sans concession de plus en plus forte, crescendo, à la limite du supportable et contribuant à l’atmosphère oppressante. Mais, justesse oblige à reconnaître que cette intransigeance sonore répond exactement au propos de l'œuvre et à sa rudesse.

 

Donc, toujours la scène bordée sur ses trois côtés de hauts rideaux bigarrés, faits de bandes colorées en plastique, portières mobiles comme s'en trouvaient, en plus réduit cependant, dans les épiceries de campagne des années 1970 ou les maisons d'Amérique Latine, ou comme les bandes dont le peintre Daniel Buren affublait toutes ses créations, mais en couleur cette fois : datées bien que hors du temps.

La composition inaugure un processus que la chorégraphe va souvent exploiter : la répétition obstinée. Cela entre en traversant les bandes plastiques, cela s'arrête soudain, ou face à une autre entrée pareillement, repart, retraverse. Parfois un corps tombe depuis le hors scène. Cela ne semble pas surprendre les protagonistes. Parfois ils écoutent ou craignent ce qui se déroule de l'autre côté des bandes colorées, parfois ils courent et stoppent. Toujours ils reprennent. Pas de ligne dramaturgique permettant de se raccrocher : l’éternel retour du même. Cela contribue naturellement à une certaine angoisse… Mais ce processus, traité avec plus de détachement et moins de gravité, c'est exactement le style d'Ambra Senatore pour Passo (2009). Parfois le mouvement rompt avec l'expression, se structure à partir de plusieurs entrées aux courses interrompues ; tous semblent suspendus, dans l'attente, et dans un unisson parfait, s'engagent dans un pattern à la composition savante autant que millimétrée. C'est exactement ce que l'on retrouve dans la composition de Thomas Lebrun. Et ainsi, convoqués par des bribes chorégraphiques, ce qu'il y a de mieux dans la danse de ces vingt dernières années repassent en germe dans la pièce. Parfois, quand les danseurs se campent face public, immobiles, d'une immarcescibilité marmoréenne, c'est tout Maguy Marin et le processus qui va aboutir à Umwelt, certes, mais ensuite à Turba (2008) et les pièces suivantes…

Mais, pièce chargée de ce qui la suivra, Les Applaudissements ne se mangent pas ne tient pas l'attention seulement comme jalon méconnu de l'histoire chorégraphique. Il y a dans cette œuvre, à travers ces éclats de violence sans appel ni raison, quelque chose qui touche à l'universel. L'angoisse est là presque métaphysique et ce qui terrifie, hors du plateau, plus que les régimes dictatoriaux d'il y a 50 ans ou le néo-colonialisme, c'est l'homme, sa violence inhérente, l'impénétrabilité du mal qui l'accompagne, son impénétrabilité. Comme Les Désastres de la guerre du peintre Goya valent leçon au delà des guerres de Napoléon, comme Les Tragiques qu'écrivit d'Agrippa d'Aubigné touchent bien après les guerres de Religion, la leçon de ces Applaudissements transcende leur message originel. Pas drôle, certes, mais universel. C'est ainsi que l'on définit un classique.

Philippe Verrièle
Vu le 6 novembre 2025 à La Maison de la Danse, Lyon.

Distribution
Chorégraphie Maguy Marin
Musique Denis Mariotte
Scénographie Maguy Marin, Denis Mariotte, Ulises Alvarez, Renaud Golo
Lumières Alexandre Béneteaud, Albin Chavignon
Interprétation Kostia Chaix, Kaïs Chouibi, Brune de Maurin, Clémence Dieny, Lazare Huet, Louise Mariotte, Lisa Martinez, Alaïs Marzouvanlian, Rolando Rocha

 

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