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« Introducing Living Smile Vidya » de Living Smile Vidya

Avec Introducing Living Smile Vidya, son seule-en-scène radical en forme de personal branding et biopic, pour partie dansé, présenté dans le cadre de la Sélection suisse du Festival Off d’Avignon, la comédienne, activiste et trans indienne réfugiée, Living Smile Vidya, livre un récit aussi cru que poignant et dérangeant. L’empreinte de l’histoire de la danse et de la performance est prégnante. De Loïe Fuller à Jérôme Bel en passant par Valeska Gert.

Mais derrière la performance, se dessine une mise en garde: celle du risque d’instrumentalisation culturelle que vivent nombre d’artistes minoritaires. Living Smile Vidya pourrait bien être consommée, puis abandonnée par le système qui la célèbre aujourd’hui. Menacée de mort en Inde puis en Suisse où elle fut assiégée par un homme décidé à l’occire comme elle le relate avec force posts et reels sur Instagram et d’extraits de TJ suisses, l’actrice le sait. Elle en joue. Jusqu’au vertige voire au malaise.
Artiste et activiste trans, Living Smile Vidya se réfugie en Suisse en 2018 après avoir rencontré en Inde deux artistes suisses : le metteur en scène et dramaturge Marcel Schwald et le chorégraphe et performeur Chris Leuenberger. Elle jouera dans leur pièce EF FEMININITY (2018), exploration du genre et de la féminité à travers des récits autobiographiques et rencontres en Inde, programmée par le passé au sein de la Sélection suisse en Avignon. Elle a participé également au documentaire L’Audition (2023), de Lisa Gerig, salué par un Prix du cinéma suisse. L’artiste vit actuellement à Lucerne, où elle a obtenu un permis de séjour temporaire délivré aux personnes qui ont déposé une demande d’asile et dont la procédure est en cours.

Un parfum de Jérôme Bel et Valeska Gert

De la pièce emblématique Jérôme Bel de Jérôme Bel créée en 1995, ce solo a retenu la naturalité biologique d’un corps. Elle est née homme et se veut femme au fil d’une douloureuse et incertaine thérapie de conversion. Mais sans pathos. Son corps apparait ici dans sa naturalité transformée, opérée, scarifié au ventre et sous les seins.

Dans une pièce qu’elle avait montée en Inde, elle apparaissait en nudité complète. Elle lui a valu un tombereau de menaces de viols, tortures et mort. Au plateau, elle refigure maintenant une scène de la pièce de Bel. Qui la voit faire parler son ventre comme on le ferait d’une immense bouche. Pour délier le témoignage de ses douloureuses opérations chirurgicales.
La théâtralité performative se lit dans les murailles projetées d’images vernaculaires et de réseaux sociaux. Mais aussi dans le portrait du paternel cisgenre, sexiste et transphobe qui la répudie. Cette théâtralité se dévoile également sur le bas ventre de la performeuse arborant un «Suck My Dick» écrit au feutre. On songe alors moins à une pièce trash et camp d’une Robyn Orlin à ses débuts qu’au film de cabaret queer, camp et féministe en tournée, Too Much Pussy ! Feminist Sluts, A Queer X Show, docufiction réalisé en 2010 par Emilie Jouvet. Ou comment retourner les injonctions masculinistes contre leurs auteurs.
Il y a bien sûr du clown, de la mimographie et de la pantomime chez la performeuse indienne. En témoigne une séquence où elle reprend les dialogues d’un film indien typique Bollywood posant une future épouse modèle et soumise la domination hétéronormée. Épisodiquement, sa gestuelle se montre à la fois virulente, provocatrice, ponctuée d’autodérision et d’une énergie quasi anarchique dans le lointain sillage d’une Valeska Gert. Par la satire sociale, le grotesque et le burlesque, voire la provocation sexuelle, Gert composait, dans l’entre-deux-guerres, avec son corps, un théâtre de la transgression.

Refigurations dansées

Symptomatiquement l’interprétation archétypale de danses traditionnelles indiennes par Smiley que l’on retrouve de manière plus véloce et contemporanéisée au gré de la dernière création d’Akram Kahn et Manal AlDowayan, Thikra. Night of Remembering présentée cet été à Montpellier Danse [lire notre critique] est précédée d’une séquence bien plus étendue. Celle de son habillage, d’un sari rose à impression de feuilles dorées. L’orientalisme est ainsi mis en perspective de manière critique, mais en creux. La préparation prend le pas sur le kathak dansé.

Au détour du tableau final, l’artiste apparaît vêtue d’une fluide robe bleue maritime en forme de corolle lamée qu’accompagne une immense cape jaune dorée plissée pendulant entre la couverture de survie et la traîne kitsch d’une Yma Sumac, la Castafiore péruvienne. Au fil de son solo, son interprète s’est souvent dépeinte sous les traits d’une chenille vorace. En mal de reconnaissance, d’identité et de rémunération. Et voulant à tout prix se métamorphoser en papillon autonome dans son art et ses revenus.
Cette séquence emprunte alors presque tout à Loïe Fuller. Soit les girations spiralées sur soi. Et surtout ses accessoires comme les voiles à baguettes (wings ou voiles d'Isis). De même, lorsqu’elle danse avec sa voile prolongée par des baguettes, Smiley crée une impression visuelle forte, presque aérienne, évoquant des ailes déployées ou des formes géométriques vibrantes, après avoir figuré une chrysalide.

Corps comme manifeste

Une scène minimale, une estrade, quelques panneaux pour projections, un QR code géant en fin de spectacle. C’est tout ce qu’il faut à Introducing Living Smile Vidya pour imposer la présence massive d’une femme trans, racisée, activiste, réfugiée, dont le corps devient manifeste. Living Smile Vidya – Smiley, pour les intimes – ne joue pas un personnage : elle s’expose, se raconte, se déshabille au propre comme au figuré. Littéralement. Car ce corps-là a été battu, opéré, mendié, remodelé et revendiqué.

Née dans la caste des Dalits – les «intouchables» – dans le sud de l’Inde, Smiley a fui son pays en 2018, après avoir reçu des menaces de mort pour ses prises de position politiques et une nudité militante sur scène. Arrivée en Suisse et installée aujourd’hui à Lucerne, elle entame un nouveau combat : celui du droit à l’asile. Sept ans plus tard, elle est toujours détentrice d’un permis N, sans statut stable, avec des droits au travail réduits à peau de chagrin. Son cas n’est pas isolé : dans le système d’asile suisse, les requérants transgenres, bien que reconnus comme groupe vulnérable, peinent à obtenir une prise en charge adaptée, à commencer par un hébergement non dangereux et un accès aux soins hormonaux.
Le spectacle navigue entre documentaire performatif et stand-up de genre. On y apprend qu’en Inde, Smiley a dû mendier pour financer une opération chirurgicale à risque. Cette scène est relatée sans pathos, avec une ironie tranchante: « Je rêvais d’avoir un vagin en or pour y recevoir toutes les bites du monde », lâche-t-elle en substance après s’être échauffée à l’évocation d’une sexualité torride largement fantasmée. Une provocation à double tranchant, qui oscille entre autodérision et colère rentrée.

Bertrand Tappolet
Vu le 13 juillet 2025, à La Manufacture. Avignon OFF

Distribution :
Conception, mise en scène et jeu – Living Smile Vidya

Accompagnement et dramaturgie – Marcel Schwald

Mentorat artistique – Beatrice Fleischlin

Création son, design vidéo et lumières – Moritz Flachsmann

Direction technique et lumières – Thomas Kohler

Costumes – Diana Ammann
Son – Silvan Koch
Voix (vidéo) – Suzì Feliz Das Neves

Surtitrage – Anton Kuzema

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