Hervé Koubi à Cannes : France, Corée, « No matter »
L’univers d’Hervé Koubi se décline entre nuit et jour, toujours en communauté, comme dans un songe. C’est à Busan, en Corée du Sud, qu’est né No matter, qui noue des liens entre l’Asie et la danse française. No matter : Pas une pièce, mais trois. Dont chacune fait voler en éclats les stéréotypes de genre. Les femmes y sont de farouches guerrières, en rêve utopique et en fantasmes joyeux. Les hommes, eux, refusent de jouer au foot. Avant cela, on avait le bonheur d’assister à une mise en bouche, créée in situ au Musée des Arts asiatiques de Nice pour le Festival de Danse de Cannes Côte d’Azur, célébrant l’union entre danseurs français et danseuses coréennes dans un écrin d’architecture franco-japonaise.
Les espaces blanchâtres inspirent à Hervé Koubi ses univers les plus intimes. Dans Ce que le jour doit à la nuit, en 2013, il donne vie à ses rêves d'Orient, à partir d’une recherche sur ses propres racines familiales, situées en Algérie et découvertes sur le tard. Il rencontre en Algérie une dizaine de danseurs, tous des hommes et les habille en dentelle blanche pour une danse à la fois zen et fulgurante. Mais il dit avoir songé depuis longtemps à une version féminine de cette assemblée entre breakdance et esprit soufi. Le rêve s’est finalement réalisé à Busan, en Corée du Sud où est né Nuits blanches, tableau onirique qui ouvre le triptyque No matter, créé au Festival de Danse de Cannes Côte d’Azur. A cette mystique diachronique est venue s'ajouter une autre, celle de notre époque ultraconnectée qui ne jure que par le divertissement. Mais ce Take back the night, comme Nuits blanches, sont avant tout deux visions d’une féminité insoumise.

Cannes-Busan, le pas de deux
Il faut cependant faire un petit retour en arrière pour éclairer cette rencontre entre la Corée et Koubi, chorégraphe qui se partage entre sa région provençale et des destinées internationales. Un jour, alors qu’il anime un stage à Busan en Corée du Sud, Koubi découvre sur les réseaux sociaux que Maud Boissac, directrice des affaires culturelles à la ville de Cannes, se trouve également dans cette métropole portuaire, pour œuvrer à la mise en place d'une coopération culturelle entre les deux villes. Les deux se connaissent puisque Koubi s'est formé à l'Ecole Rosella Hightower de Cannes pour entamer, après une carrière d'interprète chez Brumachon-Lamarche et bien d'autres, sa carrière de chorégraphe dans la région. Et les deux de se dire que le hasard fait bien les choses. Deux villes liées à la mer et au cinéma qui organisent chacune un festival de danse annuel – en effet, celui de Cannes vient tout juste d’être « annualisé » grâce aux efforts de son directeur Didier Deschamps – ont définitivement des choses à se dire et des artistes chorégraphiques à échanger.
La volonté aussi fait bien les choses, et entre Cannes et Busan se développe aujourd’hui un projet autour du cinéma, des films d'animation, de la formation artistique et de la danse. Plus largement, Maud Boissac expliqua, lors du festival 2025, à Danser Canal Historique que cette coopération s’inscrit à la fois dans le réseau Villes créatives de l’UNESCO et dans un projet de professionnalisation au profit des jeunes danseuses coréennes : « En 2023, les maires de Cannes et de Busan ont signé un projet de coopération. Des délégations coréennes sont venues en France et nous sommes allés à Busan à plusieurs reprises pour voir comment on pouvait développer différentes thématiques. » Et pour la création de No matter, une importante délégation coréenne de fonctionnaires et journalistes avait pris l’avion pour Cannes dans le but d’accompagner ce projet phare de la coopération culturelle.
Hervé Koubi l’avait bien compris : La formation en Corée du Sud, grâce à des parcours universitaires de grande qualité, fait qu’il n’y a aucun problème pour trouver au Pays du matin calme d'excellentes danseuses (et bien sûr danseurs). Elles et ils font leurs preuves dans les compagnies de ballet internationales et raflent les prix dans les concours de ballet et battles en breaking et waacking. Pas de problème non plus pour dénicher une dizaine de danseuses contemporaines qui combinent excellence technique et une force mentale qui ne demande qu’à se libérer, ce qui est plus facile dans un contexte français qu’en Corée du Sud. Les deux tableaux qu’elles interprètent dans No Matter reflètent deux facettes de la société coréenne. L’une garde un pied dans le chamanisme et les légendes, l’autre s’éclate dans la technologie et l’univers scintillant de la culture pop.
Couteaux-oreilles
Dans l’univers d’Hervé Koubi, le jour et la nuit jouent de leur complémentarité contrastée comme le yin et le yang dans la philosophie orientale. De ses grands classiques Ce que le jour doit à la nuit, Nuits barbares et autres Bref séjour chez les vivants, on trouve dans Nuits blanches la dentelle, blanche évidemment, des têtes revêtues de paillets argentées et les couteaux en torsade comme autant d’oreilles de bêtes issues d’une mythologie incertaine. A ses influences entre antiquité occidentale et aubes orientales, Koubi ajoute ici une légende coréenne du XIVe siècle, celle de femmes déterminées qui créèrent des effets d’illusion dans la nuit par la danse et par le chant, pour repousser l’ennemi qui tenta d’envahir leur pays.
Galerie photo "Nuits blanches" © Palais des Fesivals Nathalie Sternalski
De la cage de scène revêtue de rideaux clairs aux nappes de brouillard, l’ambiance blanchâtre contraste, dans la solidarité d’une communauté soudée, avec des mouvements tirés au cordeau et des développés tranchants. Aussi ces êtres aux faux airs inoffensifs et aux lourdes oreilles métalliques vont bientôt se préparer au combat et se muer en sabreuses, tout en sublimant leur féminité détournée. De plus en plus guerrières et Amazones, elles font écho aux arts martiaux dans une ambiance irréelle, traversée par le chant des chamanes coréennes, le Ganggangsullae. Ainsi connectées à la légende, elles savourent leur état transitoire, comme en voyagent dans les limbes selon l’imaginaire coréen. L’ambiance n’en est pas moins onirique.
Bazookas soufflantes
De ces Nuits blanches, le réveil se fait à grand bruit. Take back the night propulse les mêmes jeunes femmes d’aujourd’hui dans l’univers flashy du clubbing, des karaoké et mangas. Les Amazones sont devenues des Vixen ultrasportives et arborent des canons soufflants pour un show rock et rebelle. Au fond, les boules à facette de la génération Z s’emballent et les furies forment un corps de ballet et de bataille qui fait exploser toute notion de « sexe faible ». Sur le plateau, l’ambiance musicale punk du duo français Dear Deer (Clothilde Sourdeval et Frédéric Iovino) qui se mêle aux danseuses pousse les énergies à l’extrême. Cette déconstruction finale de l’image de la femme a de quoi perturber profondément dans une Corée où toute idée féministe reste suspecte aux yeux d’une écrasante majorité de la population.
Galerie photo "Boys don't cry" © Palais des Festivals Nathalie Sternalski
Mais une telle libération a son prix et il y avait donc un pont à traverser, un jardin d’Adam où les hommes de la compagnie Hervé Koubi récusent à leur manière les rôles que la société veut leur assigner. « Je déteste le foot », déclarent-ils, « j’aime la nuit et les rêves ». En même temps, ils laissent éclater leur masculinité dans une danse urbaine athlétique, arborent leurs torses nus et composent ces pyramides où un héros est porté par l’ensemble de ses camarades. On comprend immédiatement les intentions de Koubi, non seulement dans l’idée de passer par le jour entre deux épisodes nocturnes.
Galerie photo "Take back the Night" © Palais des Festivals Nathalie Sternalski
Le tableau Boys don’t cry, un extrait de la pièce éponyme créée en permet d’instaurer la parité entre les interprètes et le refus des stéréotypes binaires. Mais l’arrivée soudaine d’une gent masculine bavarde et joyeuse annihile dès son entrée en scène la poésie des Nuits blanches et leurs rêves, confirmant le stéréotype des femmes qui se questionnent en profondeur alors que les hommes préfèrent se défouler. Koubi a pourtant en son répertoire des univers masculins qui répondent parfaitement à Nuits blanches et pourraient tracer un chemin plus libre, pour avancer sans discours vers l’explosion de Take back the night.
Ecrin japonais
La veille, en prologue, il avait orchestré au Musée des arts asiatiques de Nice une performance qui prouva exactement cela. Il n’y avait là une fusion totale entre tous les éléments de l’univers de Koubi, où hommes et femmes créèrent une osmose parfaite, non seulement entre elles et eux, mais aussi entre les mystérieuses créatures et l’architecture, blanche et épurée, du musée. Le bâtiment est l’œuvre du grand architecte contemporain japonais Kenzô Tange (1913-2005) chez lequel la tradition japonaise du carré et du cercle avec ses références à la terre et au ciel rencontra l’univers du Corbusier.
C’est le moment de révéler l’identité de l’envahisseur repoussé par les femmes chantant le Ganggangsullae. Il s’agissait bien du Japon, et la présence des danseuses coréennes en harmonie avec l’architecture d’un artiste Japonais relève d’une symbolique particulière. Mais ce n’est pas tout. Le bataillon mythologique aux oreilles tranchantes trouva un écho particulier à l’étage supérieur, dans une exposition de photos consacrée aux lutteurs Sumo. Et on ajoutera que l’une des dix danseuses s’appela en fait Momoka Kubota, la Japonaise prenant la relève d’une Coréenne qui, indisponible, n’avait pas pu se rendre sur la Côte d’Azur.
Galerie photo Performance au Musée de Nice © Thomas Hahn
Ce musée niçois, niché juste derrière l’aéroport au bout de la Promenade des Anglais, offrait d’extraordinaires perspectives et regards sur ses plans d’eau et formes géométriques, révélées par la danse. Et ce dès l’arrivée des héroïnes et héros, qui eut lieu sur le parvis. Au-dessus d’eux, les oiseaux et en toile de fond, les avions roulant sur le tarmac niçois, pour saluer les créatures de Koubi qui n’avaient pas d’ailes, mais des oreilles. Des couteaux, en vérité, certes une récup’ de Nuits barbares de Koubi, mais en rien étrangers à la rencontre avec la Corée puisque celle-ci possède sa propre danse aux couteaux traditionnelle, le KalGunMu. Aussi le prologue fusionnel de No matter livra de ce triptyque franco-coréen l’essence-même et sa plus belle utopie.
Thomas Hahn
Spectacles vus dans le cadre du Festival de Danse de Cannes Côte d’Azur
Performance du 30 novembre au Musée des arts asiatiques de Nice
No matter le 31 novembre au Théâtre La Licorne
Chorégraphie Hervé KOUBI
Assistant chorégraphique Fayçal HAMLAT
Musique de No matter Maxime BODSON - Thomas THALLIS - Chants traditionnels
Musique de Take back the night Groupe Dear Deer (Clothilde SOURDEVAL et Frédéric IOVINO)
Danseuses Soon In PARK - Ji Woo LIM - Jeong Eun Hwang - Ye Ri YOO - Soo A HUH - Hye Soo SHIN - Seohyun BAEK - Tae Hee KIM - Yeain HWANG - Momoka KUBOTA
Costumes Guillaume GABRIEL
Création Lumière Lionel BUZONIE
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