Error message

The file could not be created.

« Frank » de Cherish Menzo à Montpellier Danse

Cherish Menzo voit large. A travers Frank  (la pièce ou le personnage de Frankenstein, comme vous voulez) et la figure du monstre fantasmé, elle crée une « concoction d’imaginations construite sur le mode de l’effroi », pour nous parler du colonialisme, du racisme, du corps noir, des rites secrets des personnes esclavagées au Suriname, de l’apocalypse… Entre références historiques, philosophiques et littéraires, elle ironise, elle allégorise, elle s’enlise…



Fatalement, Frank  cherche à nous effrayer – ou bien fait semblant, pour mieux entamer sa démonstration : Le monstrueux n’est qu’une construction, reposant sur une perception faussée de l’altérité. Le « monstre » n’existe pas. Par ailleurs, Frankenstein n’a jamais existé et n’a jamais demandé à effrayer quiconque. « Frank n’existe pas » : Ce n’est pas l’unique postulat émis au cours de cet exercice, mais les fondations sont posées, pour un spectacle qui en dit autant par les mots que par les corps. On peut, par extension et en toute logique, émettre un doute sur l’existence de ce spectacle.

Galerie photo © Laurent Philippe

Il y a d’une part cette descente vidéo dans une gorge humaine à travers la mâchoire, comme dans un train fantôme. D’autre part, quatre sinistres énergumènes qui marchent en carré façon malfrats nocturnes, cherchant à se donner des airs mystérieux. Ils déambulent comme dans une cage, et des lanières vaguement transparentes font mine de nous protéger de ces fauves humains, vu que les quatre sont de peau noire. Car le rejet de cette peau, de l’esclavagisme à nos jours, nourrit l’imaginaire que Frank  va s’employer à démonter.

Aussi sont-ils peut-être un Frankenstein noir, décliné en quatre quarts. Et ce n'en est pas fini des efforts pour nous effrayer depuis cet abattoir imaginaire, avec parfois des bruits de scie à l’appui. Déjà, Mulunesh, la krumpeuse habituellement si impressionnante – mais sa danse est ici réduite au silence – fait mine de s'intéresser à nous. Mais elle se limite à quelques grimaces. Plus tard, Cherish Menzo en personne sortira de la cage, forte de son ironie (« Vous pensiez vraiment que j'allais rester à l’intérieur ? »), et un projecteur tombe des cintres, dans une nouvelle offensive pour attiser les frayeurs du chaland. Bientôt tout va s'effondrer sur le plateau, mais avant on passera par l'épisode de l'eau qui s’écoule depuis le plafond, au ras du premier rang. Pour sauver les âmes les plus sensibles, des seaux étaient mis en place dès le début, prévenant d’avance de cette pluie tombant des cintres, vu le choc inévitable, dans un Montpellier sèchement ensoleillé. A partir de là, on remercie la direction artistique de nous avoir évité le gag habituel de la panne de courant interrompant le spectacle.

Soyons francs

Et Menzo de s’adresser à la salle : « Okay, let me be FRANK, in my education, I have taken the greatest precautions that my mind should be impressed with no supernatural horrors. » En français: « OK, permettez-moi d’être franche (ou bien Frankenstein, en fait : laissez-moi être Frank) : Dans mon éducation, j’ai pris les plus grandes précautions afin que mon esprit ne se laisse pas impressionner par des horreurs surnaturelles. » Alors toute la mise en scène autour des frayeurs serait-elle à prendre au deuxième degré ?


Mais les vraies émotions arrivent ! La partie finale, dans son esprit apocalyptique, sort les griffes et déleste Frank  de ses flots paroliers, bien plus propices à noyer le spectacle que son épisode pluvieux. Car dans la danse-théâtre de Frank, tout événement scénique est à voir comme la résultante de réflexions multi-strates, difficiles à faire vivre dans une image limpide. Face aux lanières en PVC à travers lesquelles la vision des quatre protagonistes reste longtemps brouillée, le public – pourtant placé à proximité car disposé en assemblée trifrontale – se trouve ainsi plongé dans la complexité d’une métaphore censée nous rappeler que notre regard sur l’histoire coloniale est brouillé. Et s’il avait plutôt envie de voir les interprètes ?

Apocalypse

La patience est de mise mais le PVC sera finalement tiré vers le haut et la vision se libère. L’apocalypse est alors double,  réunissant le sens originel du terme et son acception familière, puisque l’édifice scénique s’effondre sous l’effet d’une violente tempête. Aussi dans Frank, tout est contenu dans tout : dès le départ, le spectacle se déroule comme à l’intérieur des corps des quatre performers et par là dans une sorte de néant ou d’abysse fantasmé : « Let’s enter Frank » (entrons dans Frank) nous dit-on en écho à la plongée pharyngienne de la caméra, alors qu’on nous annonce que « Frank n’existe pas ». L’ironie est contenue dans l’horreur et inversement, le rituel des esclaves se déroule dans l’abattoir et celui-ci se superpose à la cour traditionnelle où les esclaves, à Suriname, organisaient rites interdits et tentatives de gagner la liberté.

Galerie photo © Laurent Philippe

Vous êtes perdus ? C’est normal. Il fallait pourtant encore aborder les dimensions musicales avec leurs références à travers les époques et cultures, les conspirations, le carnaval, la pensée du philosophe, activiste et poète Yoruba Báyò Akómoláfé… Si la pensée qui sous-tend ce travail est tentaculaire, tout se rejoint dans la figure du « monstre », et donc dans Frank, auquel ses propres tentacules mentaux permettent difficilement de respirer. Aussi Frank  s’étire, engorgé par sa pseudo-monstruosité et son caractère inavoué de conférence-spectacle. Jusqu’à ce que, dans sa lente autodestruction, Frank  avance vers une sorte de table rase qui peut-être permettra un nouveau départ, ailleurs, dans un autre monde scénique ou un autre monde tout court. Un monde sans monstres…

Thomas Hahn
45e festival Montpellier Danse
Le 4 juillet 2025, Théâtre Jean-Claude Carrière

Concept et mise en scène : Cherish Menzo
Création et performance : Malick Cissé, Mulunesh, Omagbitse Omagbemi, Cherish Menzo
Création son : Maria Muehombo a.k.a M I M I
Création vidéo : Andrea Casetti
Ingénieur du son et de la vidéo : Arthur De Vuyst
Scénographie : Morgana Machado Marques
Lumière : Ryoya Fudetani
Dramaturgie : Johanne Affricot, Renée Copraij
Costumes : Cherish Menzo

Catégories: 

Add new comment