Festival d’Avignon : « Quand j’ai vu la mer » d’Ali Chahrour
Dans une mise en scène dépouillée mais bouleversante, le chorégraphe libanais Ali Chahrour donne la parole aux travailleuses migrantes du Liban, victimes du système de kafala. Trois femmes rescapées portent sur scène leurs récits — faits de douleurs, de fuite, et de dignité retrouvée. Un spectacle rituel qui transforme le plateau en espace de deuil et de résistance.
Sa pièce When I Saw the Sea, présentée à la FabricA du Festival d’Avignon, fait émerger les récits invisibles de femmes migrantes victimes du système kafala, en les incarnant physiquement dans un espace chorégraphique et sonore.
Au Liban, le système de kafala encadre l’immigration des travailleurs domestiques, majoritairement des femmes originaires d’Afrique (Soudan, Ethiopie, Cameroun). Ce dispositif lie leur statut légal au bon vouloir de leur employeur — appelé « kafil » — qui devient littéralement leur maître ressort de l’esclavage le plus abject – en 2024 !
Confiscation du passeport, du téléphone, enfermement, violences psychologiques et physiques, interdiction de contacts extérieurs… ce système autorise des abus systématiques, impunis. Les témoignages recueillis par Chahrour, via une ONG, exposent des réalités glaçantes : viols, privations, humiliations... L’une a été abandonnée dans la rue par sa mère violée par son employeur, l’autre brûlée… À l’automne 2024, lors des bombardements israéliens sur le Liban, nombre d’entre elles sont tout bonnement abandonnées, parfois enfermées dans les maisons où elles travaillent, livrées à elles-mêmes, sans nourriture, laissées sous les gravats dans les décombres. Celles qui arrivent à fuir, découvrent alors la mer pour la première fois, métaphore tragique de liberté.
Sur le plateau, trois femmes — Tenei Ahmad, Zena Moussa et Rania Jamal — montent sur scène pour la première fois. Ce sont les rescapées de ce système. Habillées de noir, leurs corps sont les vecteurs d’une mémoire vive. La scénographie est minimale : un plateau nu, un voile, la pénombre. Pas de décor, pas d’effets spectaculaires — tout repose sur le geste, le souffle, la répétition. Fidèle à une dramaturgie sobre et épurée, Chahrour travaille la retenue et la tension. Sa scénographie volontairement austère amplifie l’intensité des récits. Loin des effets visuels, il privilégie la pose, le silence, le ralenti. Cette économie de moyens sublime la parole et le corps. Chaque geste, chaque expiration, devient une archive vivante.
Galerie photo : Christophe Raynaud de Lage
Les corps frappent le sol, s’étreignent, s’effondrent, se redressent. Elles se cambrent et s’affaissent, se redressent. Elles incarnent un état de tension, une mémoire du corps, une forme d’apnée qui rend palpable l’oppression vécue. Chaque mouvement est porteur d’une histoire : celle de la fuite, de l’humiliation, mais aussi de la solidarité. Des instants de danse orientale surgissent, esquissés, à peine perceptibles, comme pour rappeler une identité que l’oppression a tenté d’effacer. Ce n’est pas du théâtre dansé, c’est une danse-théâtre de l’oppression, qui tient du témoignage rituel autant que du manifeste poétique. En direct, le duo Abed Kobeissy (bouzouk) et Lynn Adib (voix) tisse la colonne vertébrale du spectacle. La chanteuse syrienne chante les absentes — les mortes, les disparues, celles oubliées sous les bombes ou dans les appartements désertés. Le son devient murmure, grondement, lamentation — un contrepoint aux corps fragiles sur scène.
Galerie photo : Christophe Raynaud de Lage
Lorsque Tenei s’allonge et qu’un voile est déplié sur elle, le plateau devient un tombeau ouvert. L’image de la mer s’impose, non pas comme un paysage apaisé, mais comme un linceul. C’est le théâtre du deuil, mais aussi celui de la revendication : elles sont là, vivantes, dignes, témoignant au nom de toutes les autres.
Galerie photo : Christophe Raynaud de Lage
Ali Chahrour signe là une œuvre exigeante et profondément humaine, loin des facilités du théâtre documentaire, Quand j’ai vu la mer s’élève comme une prière pour celles que l’on ne regarde jamais. Mortes en silence.
Agnès Izrine
Vu le 6 juillet 2025, La FabricA, Festival Avignon IN.
Distribution
Avec Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal
Et musique composée et interprétée par Lynn Adib, Abed Kobeissy
Mise en scène et chorégraphie Ali Chahrour
Assistanat à la mise en scène et à la choréographie Chadi Aoun
Direction technique et lumière Guillaume Tesson
Scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson
Conception sonore Benoît Rave
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