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Hommage à Ismaël Ivo

Danseur spectaculaire, chorégraphe à la croisée de multiples cultures, Ismaël Ivo est mort des suites de la Covid à São Paolo, sa ville de naissance, le 8 avril 2021. Et s'il n’a pas en France la réputation qu’il possède en Allemagne et en Autriche, c'est parce que notre milieu chorégraphique n'a peut-être pas l'ouverture et la curiosité qu'il s'attribue volontiers, sinon, il aurait autrement accueilli l'annonce de la disparition -- jusqu'ici fort discrète -- d'une des personnalités essentielles de la danse européenne de ces trente dernières années et, au-delà, une belle figure du dialogue entre les cultures.

En 1987, les vastes entrepôts des anciennes fortifications de Vienne n'étaient encore qu'une zone vaguement utilisée : pas une friche, ce n'était pas l'époque, pas un monument, ce n'était pas l'esprit. Depuis, le fameux Quartier des musées y a été aménagé et parmi les splendides bâtiments contemporains, il est difficile d'imaginer l’atmosphère étrange qu'il y régnait alors. Ismaël Ivo ne s'y était pas trompé. Il venait d'arriver dans la capitale autrichienne et avait installé une immense aire de jeu piquetée de centaines de bougies - un cauchemar de directeur technique - que les spectateurs vaguement installés arpentaient. Le danseur y donnait un somptueux solo, d'une puissance et d'un investissement physique magnifiques. Cela s'appelait Under my skin et en disait beaucoup de son parcours. Il y avait là un lyrisme et une fougue qui évoquait Alvin Ailey que l'on connaissait alors fort bien (il n'est mort qu'en 1989, même si cela semble si loin !) et le butô que l'on connaissait par contre assez mal (Kinkan Shonen d'Amagatsu date seulement de 1978), et l'on pouvait reconnaître dans ce solo démesuré des inspirations de l'un et de l'autre. Cela était juste et à la dimension de cette personnalité exceptionnelle.

Ismaël Ivo est né en 1955 à Vila Prudente, un « bairro » de São Paolo, dans un milieu très modeste. Sa mère, employée de maison, l'élève seul, mais cela n'empêche pas le jeune garçon d'être, très jeune, passionné par la danse. Grâce à plusieurs bourses, il peut travailler dans les écoles de danse moderne de la ville et il réussit à intégrer le corps des danseurs du Galpão Dance Theatre de São Paulo. Le chorégraphe Klauss Vianna (1928-1992), figure centrale de la danse à São Paolo entre la fin des années 1950 et les années 1970, l'emmène alors rejoindre le groupe de danse expérimentale du Teatro Municipal, où il reste pendant une saison et remporte deux années d'affilée le prix du meilleur danseur soliste, en 1981 et 1982. 

Le hasard veut qu'en 1983, Alvin Ailey assiste à une représentation de l'un de ses premiers solos, lui donne des conseils et l'invite à rejoindre sa compagnie à New York. Mais c'est plutôt vers l'Allemagne qu'il choisit de s'orienter en 1985, à Berlin très précisément. Là, il collabore avec le chorégraphe Johann Kresnik, figure centrale du Tanz Teater, beaucoup plus politique et dérangeant que ses consœurs, et c'est aussi en Allemagne qu' Ismaël Ivo rencontre Ushio Amagatsu. Cette succession de personnalités résume assez bien la démarche artistique d'Ivo : la conscience de l'africanité et le lyrisme d'Ailey, en balance avec une intériorité intense proche du butô et un sens aigu de la théâtralité. Le cocktail est spectaculaire et donne quelques soli que l'on voit un peu partout dans le monde, Delirium of a Childhood en 1989 ou Circular Ruins en 1991.

Tout en menant cette carrière de danseur en solo, Ismaël Ivo va profondément marquer la vie chorégraphique autrichienne puis européenne en co-fondant, en 1984, avec Karl Regensburger, les TanzWochen de Vienne , qui deviendront à partir de 1988 ImPulsTanz - Vienna International Dance Festival, où il travailla comme conseiller artistique jusqu'à la fin. Riche de ces expériences, il sera également, de 2005 à 2012, directeur de l'International Festival of Contemporary Dance de La Biennale di Venezia.

2012 – São Paulo Companhia de Dança

En tant qu'artiste, ce n'est qu'en 1993 qu'il crée sa première chorégraphie pour plusieurs danseurs, avec Labyrinthos, au Theaterhaus de Stuttgart et c'est dans ce même théâtre prestigieux que sera donnée, le 1er juillet 1995, Othello, première production de la compagnie Ismael Ivo. La pièce va connaître un immense succès et sera donnée en tournée en Allemagne, Suisse, Autriche, aux Pays-Bas, en Italie, au Brésil, au Venezuela et en Colombie. Son chorégraphe est ensuite appelé au poste de directeur chorégraphique du Deutsches Nationaltheater de Weimar. Il est le premier « noir » à diriger une telle institution en Allemagne au début de la saison 1996-1997. Il y a notamment signé les chorégraphies de Hell, mis en scène par Gerald Thomas en 1997, Artaud de Lothar Baumgarten (1997), Michelangelo de George Tabori (1998), Kuss im Rinnstein (1998) puis Mephisto (1999) de Marcio Aurelio. Un parcours artistique qu'il concluait en revenant dans sa ville natale après 33 ans de carrière mondiale, pour diriger, en 2017, le Ballet de la ville de São Paulo. Il était, la encore, le premier « noir » à occuper ce poste. « Démissionné » après des accusations de harcèlement moral et sexuel qu'aucune enquête n'a pu démontrer, Ismael Ivo en avait été très affecté. Il avait été victime de plusieurs accidents cérébro-vasculaires et sa santé avait fortement déclinée.

Le passage d'Ismaël Ivo, en France, à la fin des années 1980, participa de la découverte de la danse africaine, alors représentée par de rares artistes comme Elsa Wolliaston, et qui commenca alors à dessiner de nouvelles perspectives. Ce que confirma son passage lors de la fameuse Biennale « Mama Africa » à Lyon, en 1994. Ismaël Ivo appartenait bien à la génération qui éveilla cette culture chorégraphique et sa disparition est aussi celle d'une histoire.

Philippe  Verrièle

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