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« Fúria » de Lia Rodrigues

Créé à Chaillot dans le cadre du Festival  d’Automne, Fúria  agit tel un chaudron où beauté et terreur fusionnent en mode hardcore et expressionniste, sans jamais occulter un ardent désir de sensualité.

Il y a beaucoup de Maguy Marin dans Fúria, ce qui n’a rien d’étonnant. Les deux se connaissent bien et partagent effectivement un même sentiment de révolte par rapport aux injustices et aux inégalités. Si Maguy Marin a une approche explicitement politique, celle de Lia Rodrigues est plus sociale et affective. Il n’empêche que la bande son de Fúria, une boucle faite de chants traditionnels des Kanaks de Nouvelle-Calédonie, rappelle, par son traitement, un bruit de bottes ou de machines. La séquence tourne en boucle, du début à la fin (enfin, presque), tel un matraquage sonore assourdissant (mais pas trop). S’il renvoie autant à Umwelt qu’à Ligne de crête de Maguy Marin, Lia Rodrigues y met sa touche brésilienne et sensuelle. Dans le cas de Fúria, cela veut dire: La pression sonore finit par baisser pour laisser la place à un autre univers, perturbant et éclaté. Et Rodrigues aime, comme Maguy  Marin, s’inspirer d’écrits engagés pour les laisser infuser une création, sans nécessairement en citer des extraits. Fúria porte la marque profonde de l’écrivaine afro-brésilienne Conceição Evaristo [lire notre interview].

Dans le vacarme de la violence quotidienne

On peut aisément imaginer, au début de Fúria, que le microcosme carioca qui émerge d’un amas de sacs de couchage et de bâches soit justement réveillé par le passage d’une patrouille militaire, dans la favela de Maré, où vit une partie des danseurs et où se trouve le centre d’art créé et investi par la compagnie. Au cours de sa migration sur le plateau, également mise en boucle, ce peuple si divers  s’unit dans l’assemblage de corps et la construction d’images qui en disent tant sur la volonté et la difficulté à s’élever quand on vit là où les pieds s’enfoncent dans la boue, où on n’a même pas de gilets jaunes à enfiler pour se faire entendre, où le bruit de la violence quotidienne écrase tout. Et pourtant, Lia Rodrigues ne lâche rien de son énergie  lumineuse. C’est pour cela sans doute que sa référence principale à Maguy Marin remonte à May B, ce monument qu’elle interprétait jadis et qu’elle avait repris avec sa compagnie, il y a neuf mois. Fúria en serait alors une version hardcore ou techno.

Comme un May B en mode hardcore

Paradoxalement, la douceur de Marin pour les personnages beckettiens de May B s’exprimait dans une mélancolie métaphysique, ici revue en vertiges apocalyptiques et dans une énergie carnavalesque qui aide à survivre quand désir sexuel, violence et beauté se mélangent dans de véritables torrents émotionnels. C’est bien ce qui arrive aux personnages de Fúria. Sans que l’on sache, par ailleurs, à quel point les réminiscences de l’univers de Maguy Marin s’y sont infiltrées de façon consciente. Entre May B et Fúria, la comparaison fait état d’un paradoxe, quand Rodrigues, dans son esprit lumineux et sensuel, pousse ses interprètes vers des états-limites, faits de tremblements convulsifs, d’images shamaniques ou d’orgies meurtrières, suivies de ralentissements non moins sous  haute tension. Car la source de chaque pièce de la Brésilienne est justement ce contraste intérieur où terreur et beauté, danger et solidarité, éveil et abandon, la mort et a fête ne font qu’un.

La fureur guidant le peuple

Au-delà de cette filiation avec l’univers de Marin, le petit peuple de Fúria entame un voyage dans l’histoire de la peinture, avec le pathos de La Liberté guidant le peuple, la frénésie suggérée dans le Jardin des Délices ou des images circassiennes qui peuvent renvoyer à Fernand Léger. De toute façon, ces pyramides, ces corps plus ou moins nus, ces effondrements spontanés de certains ou de tous sont largement ouverts aux associations et aux bonnes volontés des amateurs d’art de tous poils. Nous  serions ici comme dans une fureur guidant le peuple, comme dans un enfer dantesque où les suppliciés auraient décidé d’utiliser leurs derniers chiffons pour se lancer dans un carnaval brésilien, jusqu’à couvrir les corps ou le sol de peinture ou d’autres surprises qu’un Rodrigo Garcia ou une Angelica Liddell ne renieraient pas, et d’autres qui peuvent nous renvoyer à la danse expressionniste et notamment à Mary Wigman. Il y a là une Furie par excellence, transfigurée par la peinture bleue couvrant son corps et ses cheveux. Il  y a des cadavres qu’on déplace en tirant des bâches, et des tours de piste sur le dos de danseurs à quatre pattes.

« Un Brésil pour tous! »

Sans doute la chorégraphe avait-elle raison de revenir, pour ce torrent de sensations, à une configuration frontale permettant au spectateur de prendre un peu de recul. A moins que ce soit l’inverse et que la distance spatiale ne permette, justement, de se projeter plus intiment dans de telles tempêtes de corps, alors  qu’on aurait tendance à les fuir intérieurement si la proximité physique devenait trop menaçante. Fúria renoue avec la Lia Rodrigues d’avant la trilogie où danseurs et spectateurs partageaient un même espace, comme dans ses dernières créations frontales, comme Incarnat (2005). Oscillant entre apocalypse et extase, Fúria est une pièce à la fois dérangeante et éblouissante, au cœur des déchirements que vivent actuellement le Brésil et l’Occident en général, sur fond de déclaration d’amour aux êtres. Aux saluts, les interprètes reviennent avec des pancartes rappelant l’assassinat de Marielle Franco, conseillère municipale et militante pour les droits des femmes et des droits universels, et avec la revendication « Un Brésil pour tous ».

Thomas Hahn

Vu le 7 décembre 2018 à Chaillot - Théâtre National de la Danse

Chorégraphie : Lia Rodrigues, assistée d’Amalia Lima
Dramaturgie : Silvia Soter
Lumières : Nicolas Boudier
Collaboration artistique et images : Sammi Landweer
Régie générale : Magali Foubert

De et avec : Clara Cavalcanti, Valentina Fittipaldi, Larissa Lima, Leonardo Nunes, Carolina Repetto, Andrey Silva, Karoll Silva, Felipe Vian, Ricardo Xavier

Extraits musicaux : chants traditionnels et danses des Kanaks de Nouvelle-Calédonie

 

 

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