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« Rasp Your Soul » de Kat Válastur

Fantasque et trouble, pop et déjantée, une exploration de l'être contemporain, déplacé sur ses marges.

Cette année, les Rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis ont décidément la main heureuse avec les artistes grecques (fussent-elles installées à l'étranger, comme Kat Válastur, qui vit et travaille à Berlin). Ce n'est pas que le long solo qu'elle a composé pour et avec Enricco Ticconi soit propre à soulever un enthousiasme haletant. Mais comme son titre le suggère, Rasp Your Soul râcle en profondeur tout en éveillant une vapeur spirituelle indéfinissable.

L'elixir est troublant. Son goût s'installe durablement.

Quand on croise le danseur Enrico Ticconi dans le hall du théâtre, c'est à peine si on reconnaît la silhouette qu'il vient d'habiter, seul sur scène pendant soixante-dix minutes. Il y paraît un archétype de masculinité élancée, finement mais fermement musculeuse, sorte de cover boy, à la présence assurée, mais effet affolant, pour ne pas dire désirable. Comme décroché de la couverture d'une revue de charme, son agencement chorégraphique paraîtra susceptible de se démantibuler en kit.

Devant tant de perfection du modèle articulé, on a raison d'être fort intrigué par le sweat-shirt qu'il porte, si fin et transparent que c'en est juste une plissure à fleur de peau, d'une subtilité toute énigmatique. Car voilà : notre homme est poreux, et toute son évolution sur le plateau semblera une exploration de l'être contemporain, tel qu'il serait indéfiniment déplacé sur sa frange liminale, son bord offert au monde, dans un rapport liquide, multi-connecté, indéfiniment dupliqué.

Voilà qui est très souvent agréable au regard, mais troublant, embarrassant, suggérant un doute existentiel et social, plutôt qu'une quelconque exposition en gloire. Enrico Ticconi s'exprime à travers un très grand nombre de brèves phrases de mouvement, aux ponctuations et terminaisons très claires, reliées avec un sens remarquable de la transition.

Souvenons-nous de la première action, qu'il entame de trois quarts dos au public, dans une étrange pliure courbée et penchée près du sol, du buste vers l'avant. C'est très gymnique, mais dessiné en douceur à l'arrêt, sans rien de tapageur. De là, une remontée par le côté, pour un redressé en chandelle, aussi étonnant qu'il est produit l'air de rien, nonchalant. Par la texture, sans connaître son nom, on aurait pu imaginer que ce garçon fût anglais.

Ce vocabulaire se diversifie énormément, dans le multiple des motifs, qui empruntent au jeu, à la séduction, à la condensation de pensée, etc. La syntaxe est tout aussi diverse, inventive, qui fouille le corps de ses propositions, mais toujours patiente dans la saisie du temps, avec une élégance réservée dans l'adresse de la forme. La feuille de salle propose un glossaire de vingt-deux actions ainsi déroulées : cela va de "mise en marche" à "je suis fluorescent", en passant par "de beaux chuchotements dans ma salive", à "ouais !" et encore  "Hé ! Ce sont mes mains", ou bien "pleurer" ou "ossements".

On s'autorisera à y voir un précis de libre fantaisie, façon pop déjantée, mais quand même une texture sourde et profonde de fragilité méditative, de tentative flottante et horizons ouverts, testée au masculin. Une riche création sonore y fait écho, comme remontant par les pores de la ville, de ses médias, dans la tentation incertaine de produire un discours qui pourrait se tenir, mais n'y parvient pas à l'oreille. On sort tout balloté de cette traversée qui ne ressemble à aucune autre.

Gérard Mayen

Vu le samedi 9 juin 2018 au Théâtre de la Commune (Aubervilliers) dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine Saint-Denis.

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