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« Tajwal » d’Alexandre Paulikevitch

Ouverture du Printemps de la danse arabe : Tajwal, solo flamboyant et grinçant, fait du baladi une  intime et ultime revendication de liberté.

Par son esprit de changement radical, Tajwal justifie, à lui seul, la référence au Printemps arabe dans l’intitulé de ce nouveau festival, dont les spectacles se déroulent à l’Institut du Monde Arabe. « Pour pouvoir produire mon spectacle, j’ai vendu ma voiture et j’ai donc commencé à marcher dans la rue », explique Alexandre Paulikevitch. Les rues sont celles de Beyrouth où ce danseur contemporain et de cabaret, avec sa coiffure libre et asexuée, marche comme sur un champ de mines.

Depuis, il a l’habitude de s’attirer des invectives dont il offre ici un florilège (Fiotte!, Lopette!, Inchallah que tu meurs !...) en voix off, accompagnant le premier tableau, où il danse le baladi, une danse a priori réservée aux femmes. Enregistrées, les insultes sont récitées par l’actrice Yasmine Hamdan. « Je voulais qu’elles soient dites par une femme, puisque seuls les hommes peuvent se permettre de les prononcer en public. Dans la rue ce sont toujours des hommes qui m’insultent », dit Paulikevitch.

Double transgression

Cette double transgression des rôles attribués au féminin et au masculin renvoie la société à ses tabous et ses lignes de conflit et à son homophobie. Et elle interroge le regard sur le corps exposé en scène. Car Paulikevitch entre en scène nu, « pour assumer mon corps, non pour provoquer » et enfile une robe rouge pour se transformer en danseur de baladi. Ce qui n’existe pas, ou presque.

Si en dehors de Paulikevitch, certains hommes interprètent cette danse orientale, ils le font en épousant ses codes aussi fidèlement que possible. Paulikevitch les détourne. Pour un public arabe traditionnaliste, le clivage entre le vocabulaire de cette danse et le corps de Paulikevitch, fin mais angulaire, devient soit un butoir, soit un abyme. Car c’est ici moins une danse pour femmes qui est détournée que les codes de la masculinité, sur lesquels le chorégraphe se balade avec une cinglante ironie.

Galerie photos © Caroline Tabet

Une lutte pour le droit d’exister

En son corps, les images de la danseuse orientale et du gladiateur se superposent et sa sensualité assumée est traversée par une tonalité masculine et saccadée, résultant d’une force moins musculaire qu’intérieure. Et si son gestus peut frôler les arts martiaux, celui-ci exprime une simple lutte pour le droit d’exister: « Je danse pour revendiquer ma place.» Dès le premier tableau, il charge son corps de violence, subissant des coups imaginaires ou leur opposant une résistance provocatrice.

Paulikevitch se concentre sur le processus de la déconstruction, un unmaking-of, et c’est déjà beaucoup. De tableau en tableau, il décline cette danse traditionnelle et l’empreint de tremblements et d’effondrements, le corps de plus en plus entravé, à la recherche d’une pureté qui doit affronter les lumières qui balayent le plateau, mais pas pour un show façon cabaret... L’ambiance change, la danse s’effrite, l’univers sonore se fait de plus en plus violent, et le personnage attaque le tableau final en unijambiste !

D’une guerre, l’autre

Oui, la guerre est bien présente au Liban et dans la région. Pourtant, nous avons ici l’impression de sortir de l’urgence et d’entrer dans le domaine du discours. Avec ce rappel, hors du champ de la danse, Tajwal finit sur une piste beaucoup plus consensuelle et donc conventionnelle. On en vient paradoxalement à quitter le champ d’un acte, pour se trouver face à un « spectacle » avec ses références en dehors de la lutte personnelle engagée.

Paulikevitch enfile une combinaison qui rappelle d’abord une burqa et se révèle être une prison véritable, à la fermeture très résistante quand il s’agit de libérer finalement son occupant pour qu’il puisse aborder les saluts. Le corps, réduit à une masse presque amorphe, perdant toute humanité, perd aussi sa capacité à interroger la situation spectaculaire. Il devient une image. Et les images n’ont pas pour mission d’agir sur la société, mais de la représenter ou de la divertir, sans transgression ou dans une pseudo-transgression.

Tajwal est pourtant tout sauf un « spectacle » ou un divertissement, mais un acte de résistance authentique. Reste que, pour vraiment libérer le baladi et ses interprètes féminines du regard misogyne ou colonial qui se résume dans le terme malveillant de « danse du ventre », pour l’aider à acquérir un respect comme celui qu’on voue au flamenco, il faudrait le déconstruire, en faire l’inventaire et le porter sur d’autres terrains d’expression. Paulikevitch en aurait les moyens artistiques.

Thomas Hahn

Spectacle vu le 18 avril 2018, Paris, Institut du Monde Arabe 

Chorégraphie et mise en scène : Alexandre Paulikevitch
Musique : Jawad Nawfal  - Voix : Yasmine Hamdan
Costumes : Krikor Jabotian
Lumière : Riccardo Clementi

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