Nacera Belaza présente La Traversée en création mondiale à la Biennale de la danse de Lyon. L'occasion de revenir sur vingt ans de travail de cette chorégraphe exigeante qui, de création en création, approfondit sa démarche. À découvrir à partir du 17 septembre au TNP de Villeurbanne.
Danser Canal Historique : Sur quoi repose votre travail ?
Nacera Belaza : Nous creusons un sillon qui est le nôtre, avec des pièces qui sont comme les facettes d'une même chose. Le Cri, Les Sentinelles et Le Temps scellé se situent sur un tracé qui a poussé le corps à un endroit où il n'était pas avant, un état semi-conscient. Nous maintenons un filet de conscience sur le plateau mais nous arrivons à mettre le mental dans un état de lâcher-prise qui amène le lien et la communion avec l'autre.
DCH : Jusqu'où peut aller l'abandon ?
Nacera Belaza : Ce travail conjugue une écriture très minutieuse qui se réalise dans un état de conscience kaléidoscopique et complexe alors qu'il faut s'abandonner presque entièrement, autant que possible sans dépasser la limite qui annulerait la raison de montrer le travail sur un plateau. Comment aller vers quelque chose de très écrit et structuré, et en même temps y inscrire une densité forte ? Elle provient de la contrainte imposée. S'imposer une contrainte, c'est se donner la possibilité de trouver un espace nouveau qu'on n'aurait pas pu trouver autrement.
DCH : D'où est venue l'inspiration pour votre recherche ?
Nacera Belaza : Je vois mon travail comme une continuité, depuis mes premières pièces. En fait, elles retracent l'évolution de l'homme qui se met debout. J'ai commencé au sol, puis un peu debout, ensuite un peu plus libérée et en mouvement. Nous cherchons les pièces manquantes d'un puzzle pour regagner toutes les facettes de l'être humain, pour reconstituer une image d'ensemble et conquérir une véritable liberté intérieure. Ensuite, il y a eu certains éléments déclencheurs, comme ce spectacle que je cite souvent, vu à l'Institut du monde arabe avec des hommes et des femmes en demi-cercle, des non-danseurs en interaction avec un chanteur qui peuvent à un moment exécuter un mouvement de corps en unisson pour atteindre une densité et une force que j'ai rarement vues sur un plateau. Cette force vient de leur désir d'être ensemble et c'est bien cet endroit-là qu'il faut chercher si on veut partager avec l'autre ce qu'on met sur le plateau.
DCH : Comment fonctionne le partage avec le public dans vos spectacles ?
Nacera Belaza : Comment me relier à l'autre ? C'est la question qui a toujours été présente dans mon travail. Ça ne vient ni par le toucher, ni par le regard, mais en acceptant profondément sa propre solitude, ce qui crée, paradoxalement, une ouverture en nous à laquelle on ne peut pas accéder autrement et qui nous met en lien avec l'autre et avec le monde qui nous entoure. Voilà ce qui donne une définition de ce que veut dire "être ensemble".
Certains artistes, et notamment certains chanteurs finissent par trouver une sorte de canal qui leur permet de libérer une énergie qui peut évoquer une forme de cri appartenant à un être qui a trouvé la connexion entre lui, la terre et le ciel. Ensuite, on se rend compte que toute leur œuvre n'en est que la reproduction. J'ai justement l'impression d'avoir trouvé ce canal qui donne la sensation qu'il s'agit d'une forme de transe. Notre état, qui cherche la perte de contrôle tout est restant conscient de ce qui se passe, est un état médiateur qui permet au spectateur d'entrer dans un état de lâcher-prise.
DCH : Vous cherchez donc un état de transe ?
Nacera Belaza : Non, il ne s'agit pas de transe. La conscience ne cède pas. Ce qui m'intéresse c'est de lier l'esprit au corps, cela s'apparente plutôt à l'état des derviches qui démarrent avec la conscience à un endroit précis. Ensuite elle s'élève au fur et à mesure et devient très fine, ce qui permet l'abandon du corps. Aussi, le derviche, après avoir tourné pendant vingt minutes, est tout à fait centré et en place. Dans ma danse, le corps est habité par un souffle intérieur qui peut donner l'impression qu'il va disloquer le corps pour l'emmener dans toutes les directions en même temps et lui donner toutes ses possibilités d'ouverture.
DCH : Votre écriture divise le public. Certains trouvent qu'il n'y a rien à voir...
Nacera Belaza : Je pense souvent à un ami réalisateur à qui je parlais de mon désir d'aller dans le désert, et il me répondit: "Il n'y a rien à voir dans le désert." Je pense en effet que le monde se divise entre ceux qui voient des choses dans le vide et ceux qui n'y voient rien. C'est comme regarder la mer, c'est un prétexte pour regarder son propre paysage intérieur. Je veux qu'on regarde mes pièces de cette manière, sans forcément chercher à y comprendre quelque chose. Je ne vois plus de sens à retourner à une création chorégraphique narrative basée sur l'écriture avec entrée en scène et sorties etc. Ce qui m'intéresse est cet état cathartique qui permet de libérer son être, à travers un mouvement ou autre chose. Car il s'agit de dépasser le corps, ce qui est le seul moyen de faire exister un imaginaire. Selon Socrate, la mort est la séparation du corps d'avec l'âme et philosopher c'est apprendre à mourir. Quelque part, mes pièces m'aident à apprendre à mourir.
Propos recueillis par Thomas Hahn
La Traversée : à voir du 17 au 19 septembre à 19h - TNP Villeurbanne
Rencontre avec Nacera Belaza
Les artistes rejoignent le bord de scène pour rencontrer le public, échanger et répondre aux questions.
À l'issue de la représentation du jeu 18 sept.