Le point de vue de Thomas Hahn
Au festival de la Ménagerie de Verre, le performer brésilien crée un solo très urbain.
C’est une critique classique vis-à-vis du spectacle vivant si celui-ci nous ennuie: « Pourquoi aller au théâtre si ce que je vois dans la rue est plus intéressant ? » Avec Rue, le nouveau solo de Volmir Cordeiro, on arrive à la conclusion inverse: Pourquoi retourner dans la rue, si un plateau de théâtre peut en contenir l’essence et l’effervescence ?
Dans Rue, la rue entre au théâtre. Et soudain, le sol irrégulier de la Ménagerie de Verre évoque une place publique et ses traverses en fer rappellent des paysages urbains avec leurs viaducs. L’espace arpenté devient une abstraction ouverte, comme Cordeiro lui-même est un condensé libre de toute la faune qui se croise dans les rues sans se fréquenter: Sportifs, dealers, hipsters, SDF et tant d’autres. Mais comme Cordeiro les évoque uniquement par sa propre force intérieure, comme il ne recourt jamais à la mimésis, chacun est libre d’imaginer cette vie trépidante dans toute sa diversité.
Le sens de l’abstraction crée l’universalité et fait le secret de ce solo électrique, porté par l’énergie d’une véritable bête de scène. Par sa présence radicale dans tous les sens du terme, Cordeiro arrive à nous suggérer une vie urbaine intense, jouissive ou violente. Que ce carrefour qu’il nous évoque se trouve à Sao Paulo, à New York ou à Lagos, nous y ressentons que la condition urbaine est universelle. Et pendant ce temps, on entend, dans la salle de la Ménagerie de verre, la rue parisienne avec ses ambulances et ses éboueurs...
Le point de vue de Gérard Mayen
Le danseur brésilien construit un corps aussi dense et complexe que le monde qu'il dévore
Pour son solo Rue, Volmir Cordeiro porte à nouveau un costume intrigant, pour ce qu'il dit du nu et de l'habillé. D'abord une tunique noire un peu vague, tombant sur haut de cuisses, avec quelque chose de l'aventurier, du religieux errant, un peu ancien. Puis dessous, un maillot une pièce, confectionné dans une matière ajourée, de ligne et texture très contemporaines. Volmir Cordeiro se montre donc tout habillé. Pour autant, l'ajouré fait plus que suggérer ses parties intimes, les premières qu'un habit a pour fonction de masquer, habituellement, selon les codes sociaux instaurés.
Sans paraître obsédé par la demi-vue ainsi ménagée sur le sexe de Volmir Cordeiro, on en dira un trouble d'abord ressenti, ensuite qui s'assimile et puis calme. Passé au tamis. Il y aurait quelque chose de cet ordre dans tout l'art de Volmir Cordeiro : rares sont les danseurs à donner la sensation de miser aussi intégralement sur les puissances à nu de leur corps engagé au plateau. Mais se montrant tout autant cultivé et contemporain, dans l'élaboration des gestes très savants, où s'exacerbe une notion de construction politique et culturelle de son corps.
Continuons d'aborder le solo Rue par des angles inaccoutumés. Au festival Les inaccoutumés, cette pièce se donne dans la grande salle blanche, au plafond surbaissé, de la Ménagerie de verre. Aux puissances singulières de cette salle, on ne s'accoutumera jamais. Fort heureusement. Cette architecture est en soi un pan de l'histoire des dramaturgies parisiennes depuis plus de trois décennies.
Volmir Cordeiro est très très grande taille. Quand il agite ses bras interminables, on craint qu'il se blesse en cognant les portants du plafond. Quand simplement il reste dressé, il semble un pilier qui soutiendrait ce plafond. Quand son partenaire, le percussionniste Washington Timbó, l'accompagne dans cet espace en le saturant de grondement rythmique, une conjonction inouïe opère entre la présence chorégraphique et la tension des volumes ébranlés en perspective. Pour le spectateur, il y a épiphanie de croisements inter-sensoriels.
Quelque chose d'irrépressiblement viril, à tout le moins guerrier, empreint la danse de Volmir Cordeiro. Celui-ci frappe avec vigueur sa cage thoracique. Il en ressort des sons puissamment sourds, qui possèdent. Ses bras immenses lui prodiguent aussi bien des auto-caresses, dans une proximité frôlant parfois le malaxé (on croit voir un bras patiemment masturbé). Depuis cette matière travaillée, sont décochées, en de sidérantes fulgurances, sans avertir, des segmentations de membres qui alertent l'immensité de l'espace.
Il faudrait des dizaines de pages pour décrire l'abondance diversifiée de ce vocabulaire. On le sent aussi brut, de texture rêche, qu'aiguisé de regard politique impliqué dans le monde, et bouleversé de références instruites. Volmir Cordeiro dit des textes de Bertolt Brecht sur la guerre. Sur la feuille de salle du spectacle, il a fait simplement imprimer un poème, écrit de sa propre main. En voici un extrait, pour évoquer l'atmosphère de tout cela : « Les expressions gaies seront des façades pour des habitations remplies d'humeurs sordides. L'ombre humide d'un grand empire nous servira de manteau, juste avant son anéantissement, où des bonnes gens finiront par disparaître. Les nuits seront agrandies au détriment des jours. Il n'y aura plus d'effort, ni de travail, ni de lamentation. Les oiseaux chanteront pour l'arrivée du diable ».
C'est ce type de poésie, que le corps savant de Volmir Cordeiro écrit dans le grand mouvement du plateau. C'est un discours de motifs vertigineux, accents de ruptures et suspensions scandés, insurrections bondissantes, horizons effrayants indiqués d'un regard de « flèche empoisonnée ».
Parfois le répit d'une fantaisie, un dialogue mimé, une marche en contemplation. Mais toujours de l'écriture, de l'écriture, de l'écriture. Rien qu'un corps. C'est à dire : un produit de culture. Alors, les puissances guerrières ne sont pas qu'inexplicables fureurs, mais projections de la complexité politique, philosophique, du monde. Le barbare s'explique. C'est très précieux, pour les temps actuels.
On n'aime guère les réductions culturalistes pour expliquer la danse, au péril de la réduire en témoignage. N'empêche. Comment oublier que Volmir Cordeiro est brésilien ? Porte un regard acéré sur les tumultes et les marges de la société tellurique où il s'est developpé. À partir de quoi, son art pourrait nous faire songer à ce qu'aura été le baroque latino-américain en littérature, le syncrétisme en religion, mais aussi les théories contemporaines d'une anthrophagie culturelle, forgées au Brésil.
Arrêtons-nous sur une seule posture de corps, parmi tant et tant qui intriguent : tête au sol sous son buste redressé, tout à la renverse donc, Volmir Cordeiro laisse des jambes circuler vaguement en l'air, au-dessus de lui, comme ailes d'un moulin démantibulé dans la brise, tandis qu'il paraît s'équilibrer et se guider par l'aggripement de ses mains, l'une devant, l'autre derrière, à l'entrejambe. On ne sait de quel animal, de quelle figure mythologique, quelle machine fantastique, quel délaissé, quel emprunt, il peut s'agir. On en reste bouche bée.
La bouche de Cordeiro est immense. Il en joue aussi. Il grimace. Il avale ce monde dans une relation de contraction expansion, tout ramené à lui, puis à nouveau projeté reconstruit. Devant tant de détermination esthétique, on se permettra d'exprimer un seul doute : avant sa programmation à la Ménagerie de Verre, Rue est passé par la Cour Marly du Musée du Louvre. Soit tout l'inverse : très vaste et haute salle, envahie d'un peuple de statues. À défaut de ses éléments grandiloquents, il a pu sembler, dans le sous-sol expérimental de la Ménagerie, que le grand dialogue adressé par Volmir Cordeiro, ne trouvait pas toujours ses répondants. Et qu'alors, la loi du format obligé des cinquante-cinq minutes de durée, aurait gagné à s'autoriser des coupures.
Spectacle vu les 4 et 5 décembre 2012 à la Ménagerie de Verre (Paris), dans le cadre du festival Les inaccoutumés.