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« Noisy Channels » de Liz Santoro et Pierre Godard

Un nouvel essai formaliste dont l'éclat tient à ses paramètres, et contexte, modestes.

On peut toujours se laisser intimider quand s'annonce une pièce de Liz Santoro et Pierre Godard. Leurs intentions sont solidement charpentées sur des principes formels stricts. Ceux-ci sont issus d'une réflexion très solide à partir d'apports savants pointus, en matières de composition musicale et chorégraphique, au jour des recherches actuelles dans les sciences du langage et leur relance par les data systèmes.

Alors il faudrait s'entendre. Ces deux artistes n'ont en rien pour objectif de faire étalage de science. Mais bien de vivifier une tradition de la modernité en art, qui cherche à émanciper les formes et leurs auteurs, en leur épargnant la marque graisseuse des subjectivités psychologiques, narratives, qui n'en finissent pas de reconduire l'habitus romantique en art.

Au demeurant, leur dernier essai, Noisy Channels, prend un parti qui n'a rien de tellement sorcier. Soit le constat, parmi leurs fidèles interprètes, d'une hésitation dans la manière de compter les pas. Certains  posant le "un" sur le beat, à la manière des musiciens classiques, les autres sur le up-beat, à la manière des musiciens de jazz. Noisy Channels s'y met en trio pour soumettre la question à expérimentation et  voir ce que ça donne.

Le spectateur peut croire qu'on l'attend là en élève appliqué, non dénué de quelques bases musicologiques, et alors s'astreindre à scruter les combinatoires de pas et de rythmes, que développent les trois danseur.ses Matthieu Barbin, Jacquelyn Elder et Cynthia Hoppe, sur le son profond développé en live par le créateur I.r.c.a.mien Greg Beller.

Et puis basta. On peut aussi s'accorder une licence de perception toute impressionniste, qui n'a rien de coupable au fond. De manière de regarder, cela devient manière de percevoir, plus globalement. Le rendez-vous, discrètement annoncé, a été donné dans la péniche POP, sur le Bassin de la Villette (Paris). Ce lieu s'annonce comme "incubateur de musiques mises en scène". Etrangement chez ces fanas de la chose musicale, l'embarcation est mal insonorisée.

Mais justement, c'est un délice discret dans cette affaire, que de capter en murmures les passants noctambules sur le quai, la sirène des urgences traversant le quartier, voire les accents atténués d'un saxophoniste de rue (et les interprètes croieront cela venu du pupitre en impro !). Le concret urbain imprègne cette situation de début de soirée, dans un espace de rapprochement sur gradins minuscules, sous plafond bas, où tout respire la modestie ; en fait propice à toutes échappées mentales.

Au terme d'une préparation chahutée, de deux semaines à peine, les danseur.ses trouvent une plateforme de parfait équilibre, dans cette configuration spatio-temporelle affranchie de tout signe d'emphase. Cela fait sonner d'autant plus claire l'algèbre doucement décalée de leurs dispositions à trois. On pourrait toucher leurs pas d'un index du regard, et caresser l'onde de l'induction vibratoire qui les gagne pour finalement teinter le volume entier de ces lieux.

Paradoxalement, une danse infiniment simple, inspire le souffle d'une complexité avérée de ses échos combinatoires. Une montée opère en amplification des intensités et déliements de gestes. Une humeur de griserie empreint cette rencontre, où chacun des trois artistes du mouvement se perçoit avec l'entièreté émouvante de sa signature de corps. Toute une réserve d'élégance tranquille chez Cynthia Koppe. Une gourmandise plus ronde chez Jacquelyn Elder. Un zeste de torsion queer électrisante chez Mathhieu Barbin.

Devant ce type d'écriture chorégraphique, il est difficile d'empêcher sa mémoire de convoquer les motifs de la tradition de la grande modernité du formalisme abstrait américain (non sans relever que Liz Santoro fait partie de la petite communauté chorégraphique des New-Yorkais de Paris, tandis qu'on tient en Pierre Godard un grand passionné de John Cage). Comme à chaque fois en pareil cas, aussi datées puissent sembler pareilles sources, on s'émerveille d'une fécondité strictement intacte, toujours actuelle, inaltérable au temps, de ces principes mis en œuvre.

En l'occurrence, à partir du si modeste Noisy Channels, on se plut à méditer en pleine portée philosophique, sur de possibles agencements unitaires qui pourtant jamais ne se réduisent à une fabrique réductrice d'unissons. Cela en dit sur la manière de faire ensemble. L'art chorégraphique pouvant exceller en cela, s'il le désire et s'en donne les moyens. Même : la liberté.

Gérard Mayen

Spectacle vu le 7 mars 2018 à la Péniche POP (Paris).

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