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Métamorphoses de Coppélia

Coppélia est le seul ballet à n’avoir quasiment jamais quitté le répertoire de l’Opéra de Paris et à avoir été transmis de génération en génération depuis sa création le 25 mai 1870. Il a depuis longtemps dépassé les mille représentations, un nombre jamais égalé par les autres ballets du répertoire1. Jean-Christophe Maillot, directeur des Ballets de Monte-Carlo, la réinvente à l’ère de l’intelligence artificielle dans Coppel-I.A. qui devait être présenté à Chaillot Théâtre national de la Danse en ce début de mois de novembre 2020. (Lire aussi notre entretien)

L’histoire
Le ballet Coppélia est inspiré par L’Homme au sable. Un des Contes Nocturnes d’Ernest Theodor Amadeus Hoffmann (auquel nous devons aussi Casse-Noisette) écrit en 1817. Ce dernier, conformément aux romans « gothiques » et fantastiques en vogue à l’époque est tout à fait terrifiant. Il raconte l’histoire de Nathanaël aux prises avec un double fantasme. Le premier, c’est l’Homme au sable/Coppelius qui volerait leurs yeux aux enfants et aurait tué son père. Le second, c’est Olimpia, la fille de Spalanzani, qu’il observe assise à sa fenêtre, avec une lunette vendue par un certain Coppola. Cet étrange mécanicien colporteur de « jolis yeux » c’est-à-dire d’instruments d’optique est assimilé à Coppélius dans l’esprit de Nathanaël. Ce dernier, invité à une soirée chez Spalanzani, tombe définitivement amoureux d’Olimpia, jeune fille d’une beauté hiératique, savant chanter et danser à la perfection. Venu demander sa main, il assiste à une dispute entre Coppola et Spalanzani où les deux hommes dépècent le corps de la jeune femme. Nathanaël, découvre alors la figure de cire les orbites vides, les yeux sanglants sur le sol, et comprend qu’elle n’est qu’une automate. Il entre alors dans un profond délire. Soigné et enfin guéri par Clara,sa fiancée, il manque de la tuer en retrouvant dans ses traits ceux d’Olympia avant de se suicider.

Le ballet s’appuie sur une adaptation de 1851 du conte d’Hoffmann, édulcorée par Jules Barbier et Michel Carré pour leur pièce Les Contes d’Hoffmann qui ne retient que l’histoire de l’automate dont tombe amoureux le héros, et la dispute Coppélius/Spalanzani. C’est à partir de cette version qu’est écrit le livret de Coppélia par Charles Nuitter, transformant l’univers angoissant et fantastique d’Hoffmann en comédie divertissante. Dans cette nouvelle mouture intitulée Coppélia ou la fille aux yeux d’émail, dans une chorégraphie de Arthur Saint-Léon sur une musique de Léo Delibes, Franz (Nathanaël) tombe amoureux de Coppélia (Olympia) assise à la fenêtre de Coppélius (Coppola et Spalanzani). Sa fiancée, Swanilda (Clara) en prend ombrage. Swanilda et ses amies pénètrent chez Coppélius absent et découvrent toutes sortes d’automates, dont la fameuse Coppélia. Mais voilà Coppélius qui rentre chez lui. Les jeunes filles se sauvent. Swanilda se déguise en Coppélia. Pendant ce temps, Frantz entre par la fenêtre. Coppélius le laisse entrer dans le dessein de lui voler son âme pour donner vie à son automate. C’est alors que Swanilda-Coppélia s’anime pour sauver son fiancé des expérimentations de Coppélius. Le ballet se termine par mariage, tableaux de discorde et guerre recouverts par la paix et la fête. Nous sommes en 1870 !

Giuseppina Bozzacchi la créatrice du rôle en 1870

Remarquons que dans Coppélia, les auteurs ont tout misé sur le thème qui pouvait favoriser la danse, à savoir, celle de l’automate, au détriment de sujets plus complexes ou plus sombres comme celui du voleur d’yeux ou de la fabrication d’artéfacts humains. L’Homme au sable devient  «la fille aux yeux d’émail », les organes arrachés, de faux yeux pour poupée mécanique.

Des thèmes aussi universels que passionnants
N’empêche, tous nos fantasmes, anciens et modernes sont compris dans cette histoire de Coppélia, même édulcorée, et plus encore si l’on prend en compte les innombrables déclinaisons de la littérature fantastique et romantique. En premier lieu, cette vision d’une poupée si parfaite qu’elle rivaliserait, voire dépasserait la nature humaine. A commencer par le célèbre texte d’Heinrich von Kleist Sur le théâtre de marionnettes 2(1802) dont la définition mécaniste du danseur n’est pas sans générer de polémiques, mais dont les implications, jusqu’à un logiciel comme Life Forms de Cunningham, dont les combinaisons parfaites et, selon le chorégraphe, « presque impossibles à réaliser », n’ont pas fini d’interroger la nature de l’art chorégraphique.

Réduire l’homme à une machine n’est-ce pas un fantasme de danseur, qui finit par regarder son corps comme un instrument de précision, n’hésitant pas, parfois, à parler de lui à la troisième personne ?

D’autre part, le ballet plus que la nouvelle, reprend le thème du moi idéal et de l’idéal féminin incarné par la poupée pouvant s’animer, traité abondamment dans Pygmalion source de nombreuses chorégraphies, de Marie Sallé (1734) et Noverre (1772) à Gsovsky et Lifar (1947) entre beaucoup d’autres…

Au-delà de la seule danse, le thème de l’humain objetisé, comme de l’illusion du double, ou de la gémellité narcissique, traverse tout le XIXe siècle et déploie, à travers cette problématique,  l’incertitude de la perception de soi-même et de l’existence. En particulier, un doute sur l’autre qui ne serait que la projection fantasmatique de ses propres désirs.
Après Hoffmann, Mary Shelley invente Frankenstein ou le Prométhée moderne en 1818. Lamartine le fameux « objets inanimés avez-vous donc une âme ?» (1830), Edgar Poe dans Le Miroir ovale (1842) et Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray traitent du double comme manifestation d’une vie factice préférée à la réalité, Villiers de l’Isle Adam, révèle  le premier androïde féminin dans L’Eve future (1886) dont va s’inspirer Jean-Christohe Maillot pour son Coppel-I.A.
Enfin, Sigmund Freud va s’inspirer de L’Homme au sable, pour forger le concept de « L’inquiétante étrangeté » qui se manifeste à travers l’angoisse de castration, la figure du double et le mouvement de l’automate, le tout fondu dans une curieuse impression de « déjà vu ».

 

Au XXe siècle, avec le développement industriel et scientifique, l’émergence de la modernité urbaine, ses flots d’utopie et de cauchemars de fin du monde, on ne compte plus les films ou les romans de science-fiction se servant de tels ressorts, et au XXIe le thème des « robots » plus humains qu’humains donne lieu à nombre de films, de séries etc. Les rêves d’androïdes parfaits reprennent ceux imaginés un siècle plus tôt par les premiers écrivains du genre fantastique.

La postérité
Curieusement pourtant, le ballet ne donne lieu qu’à peu d’adaptations ou de relectures de l’original. Une de ses particularités : donner le rôle masculin à une danseuse (Eugénie Fiocre), n’est qu’anecdotique et ne fait que signifier la pénurie de danseurs à l’Opéra à la fin du XIXe siècle. La tradition sera conservée en France jusqu’en 1951 et Paulette Dynalix, la dernière interprète féminine du rôle, mais dès sa reprise en Russie ou en Pologne dans les années 1880, Franz sera dansé par un homme.

En 1966, Michel Descombey le transforme en débauche de poupées mécaniques dans un décor digne des vitrines de Noël au Galeries Lafayette (avec Montgolfières et machines à vapeur), avant que Pierre Lacotte ne le reconstitue en 1973 aussi proche de l’original que possible, avec suppression du troisième acte (déjà abandonné très vite après la création). En 1996, Patrice Bart en fait une relecture (un peu) psychanalysante, qui change peu de choses au ballet initial.

Roland Petit, par contre, tire sa Coppélia (1975) vers la femme idéale, voire, la poupée sexuelle (mais de manière induite), avec un joli retournement : Coppélius crée Coppélia à l’image de Swanilda qu’il aime. Franz en délaissant Swanilda pour Coppélia retrouve l’image idéalisée de celle-ci, rappelant la problématique de L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam.  
En 1993, la remarquable version de Maguy Marin pour le Ballet de l’Opéra de Lyon, est la première vraie démarche de relecture. Elle s’attaque aux images parfaites de femmes sur papier glacé promue par la mode et les média. Grâce à des projections cinématographiques, elle place l’action dans une cité, et traite de la fascination des deux hommes, sans distinction de classe ou de générations, pour une pléiade de poupées Barbie.

Enfin, en 2019, Jean-Christophe Maillot, donne, avec Coppel-I.A, une seconde naissance au ballet .
Sur fond d’androïdes 2.0, sa Coppel.I.A est donc douée d’intelligence artificielle, c’est-à-dire qu’elle apprend de ses expériences. Or celle-ci semble s’animer en présence de Frantz… N’hésitant pas à multiplier les retournements et les jeux troubles de l’amour à l’ère de corps génétiquement modifiés et bientôt de danseurs augmentés, Maillot nous livre une réflexion riche de sens sur nos démons modernes, sur le sujet qui doit danser et fait de sa Coppel-I.A. un personnage à part entière, là pour révéler notre humanité.

Agnès Izrine

photo de preview : Coppel-I.A. de Jean-Christophe Maillot © Alice Blangero

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1.Chiffre dépassé avant 2007. Par comparaison, Giselle en 2009 ne totalisait que 750 représentations. Source Opéra de Paris.

2.« Il osait même affirmer que, si un mécanicien acceptait de lui fabriquer une marionnette selon les exigences qu’il lui imposerait, il pourrait, grâce à elle, exécuter une danse que ni lui, ni l’un quelconque des autres habiles danseurs de son temps, y compris Vestris, ne serait en mesure d’imiter. »

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