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Les tours et retours d’Andy

C'est avec une grande tristesse que nous avons appris le décès d'Andy de Groat, figure majeure du monde chorégraphique. Le chorégraphe s'est éteint à Montauban à l'âge de 72 ans .

Théâtre Benoît XII pendant les Hivernales, bruissant, bouillant, comble… Cœur battant d’un festival d’hiver chaud comme l’été. En 2006, le thème en était Transmission. Amélie Grand a rameuté quelques pointures, comme Wilfride Piolet et Jean Guizerix. Avec Jean-Christophe Paré, ils sont revenus danser Giselle échappée, joyaux de déconstruction qu’ils défendent sous des formes différentes depuis sa création en 1980. A peine la pièce achevée, l’ovation monte, tout le monde se lève, tape des pieds (c’est courrant au Benoît XII d’alors), crie et s’enthousiasme.

Une fine silhouette et un profil de vieux sage, longue chevelure poivre et sel autant que longue barbe, reste assise au quatrième ou cinquième rangs. Soudain, la salle entière, prenant conscience de sa présence, se tourne vers ce petit homme discret et, tous debout, dans une longue, très longue acclamation, salue le chorégraphe du petit bijou que viennent d’interpréter les étoiles.

Sans s’annoncer, parti seul de Montauban où il s’était réfugié, voyageant en train malgré de très grosses difficultés de santé, Andy de Groat était revenu dans Avignon et tout le public de la danse lui rendait hommage.

Un de ces retours inattendus dont fut coutumier un artiste qui n'a jamais suivi la ligne droite mais dont la carrière fut une succession de réussites éclatantes et de disparitions brutales, tenant autant de l’évitement que de la malchance.

Andy de Groat était né le 25 novembre 1947 à Patterson (New-Jersey). Fils d’un père camionneur et chanteur-amateur de country-western et d'une mère femme au foyer, pas très bon élève de son aveu même, il s’installe rapidement à New York pour suivre une école de beaux-arts. Il vit de petits boulots, mais fait la rencontre de Robert Wilson, dit Bob, commence à travailler avec lui, et suit parallèlement les enseignements de Balanchine, Robbins, Cunningham, Kenneth King, Yvonne Rainer, Richard Foreman, Jack Smith… Tout ce que la ville peut offrir de danse à un moment singulier de son histoire. Depuis le tout début des années 1960, derrière Yvonne Rainer et Simone Forti, nourrit des influences d’Anna Halprin restée sur la côte Ouest, toute une génération réinvente la danse en proclamant que tout le monde danse. On veut rompre avec les formes savantes, y compris celle, moderne, du maître Cunningham (même si John Cage et donc indirectement Merce influence profondément le mouvement).

C’est un danseur de ce dernier, Robert Dunn qui, en 1962, organise dans une salle survoltée d’un centre paroissial, la Judson Church, la première soirée de spectacle de ce que l’on va appeler la « Post-Modern Dance » ! Bob Wilson en est proche, le mouvement use volontiers de la répétition et du minimalisme que découvrent et exploitent les arts plastiques de l’époque ; Andy de Groat se lance et pratique le « spinning » : un tournoiement assez proche de celui des derviches. Il devient assez rapidement une figure reconnue, même si -plus jeune que ces condisciples- il ne fit jamais « formellement » partie de ce « groupe » tout informel. La réticence de Sally Banes, dans Terpsichore en baskets (pour la traduction française, 2002, Edition Chiron) ce qui reste le document le plus informé sur cette période, reconnaît exclure Andy de Groat de son champ d’analyse au motif qu’il avait, au moment de la rédaction, (dans les années 1970) moins de 10 ans de carrière… Pourtant, Rope Dance Translation (1974) successions de soli autour d'une corde flexible marque les esprits, pourtant, la collaboration avec Bob Wilson tient une place importante et reconnue dans l’activité artistique d’Andy de Groat. Il chorégraphie et collabore à toutes les grandes pièces : The Life and Times of Sigmund Freud (1969), Le regard du sourd (1971), Ka Mountain and Gardenia Terrace (1972), The Life and Times of Joseph Stalin (1973), Letter for Queen Victoria (1974), The Value of Man (1975)…

Juillet 1976, un coup de tonnerre : Einstein on the Beach. L’opéra de Bob Wilson, Philip Glass et Andy créé à l’opéra d’Avignon, était pour le festival de l’époque qui le programmait, une manière d’aggiornamento. Paul Puaux qui tient alors les rênes, en bon instituteur communiste, n’a pas forcément d’accointance avec ces « 30 types débarqués de New York, 5 semaines à l'opéra d'Avignon pour la création. Une opportunité inouïe et une zone utopique temporaire à 100% » comme le décrit Andy bien des années plus tard. Mais la greffe prend. Le spectacle qui fait appel à de nombreux amateurs bouleverse. Quarante ans plus tard, Amélie Grand qui implante alors la danse dans la cité des Papes parle encore avec des trémolos de cette découverte qui bouleverse la danse. Mais un malentendu diffus s’instille. Ce que tout le monde prend pour un début signe au contraire une fin. Expression de ce tropisme propre à de Groat pour la rupture. L’œuvre marque la fin de la collaboration entre Wilson et son danseur-chorégraphe et ce dans des conditions assez tendues. Beaucoup plus tard (dans le Magazine Danser), le chorégraphe expliquait la rupture « Par fatigue, pour raisons personnelles, à cause des conflits avec X, Y et Z que j’ai trouvé insupportables. Et puis, je n’ai pas été invité pour réaliser une reprise d’Einstein On the Beach après sa création... Une lourde déception ; d’autant plus que ce changement de chorégraphe s’est passé dans le silence absolu. Même chose pour [la reprise à ]Montpellier […]. Je ne cherche pas à comprendre, même si c’est douloureux. Ceci entre dans le fonctionnement de Bob et je ne peux que respecter sa liberté. Même s’il est parfois cruel, il est parmi les gens les plus généreux que je connaisse. Il faut rappeler qu’entre 1991 et 2004, il y a eu 75 présentations avec mes danseurs à l'opéra Bastille de la Flûte Enchantée de Mozart dans la mise en scène de Bob. » Avec cette élégance dont il ne se départissait jamais, même quand il était fâché, Andy de Groat omet de souligner que Lucinda Child avec laquelle il partageait les danses d’Einstein (elle faisait un solo, lui avait chorégraphié tout le reste) n’avait pas goûté cette répartition… Pour les reprises, elle signa l’ensemble…

Des années plus tard, Andy de Groat se définissait encore comme « un enfant de Bob », pourtant, cette rupture traduisait aussi un fort désir d’émancipation qui poussa le chorégraphe vers d’autre aventure. Avec Einstein culminait une formule ; elle jetait aussi ses derniers feux. En 1977, Andy de Groat, sur une musique de Phil Glass et des textes de Gertrude Stein, crée, à la Brooklyn Academy of Music, une grande pièce (50 minutes) pour 10 danseurs : Red Notes. Le nom va devenir –en 1983- celui de la nouvelle compagnie (la première, Andrew de Groat and Dancers. Avait été créée en 1973).

La danse des éventails/Numéridanse

Andy de Groat impose son style. Ces années sont particulièrement fécondes : il crée successivement Angie Waltz (1977), et Get Wreck, etc. En tout près de dix pièce en trois ans. En 1978, sur la musique d’un compositeur devenu un ami, Michaël Galasso, il propose une pièce toute de déplacement et de comptes d’une subtilité infernale, Fan Dance (danse des éventails) pour 10 danseurs. L’œuvre va devenir une signature.

Avec Bushes of conduct (1979), Andy de Groat explore une voie nouvelle. Pour cette pièce, chaque danseur était invité à sélectionner un certain nombre de positions… Et nombre d’entre elles provenaient du domaine classique, ce qui, dans le climat esthétique de l’époque, constituait une rupture majeure. Le matériel et la procédure de composition de cette pièce vont servir pour la première commande pour une compagnie « extérieure » : au cours de l’année 1979 le Théâtre du Silence que co-dirigent alors Brigitte Lefèvre et Jacques Garnier a commandé une pièce au jeune chorégraphe. Ce sera Le dossier des vices (1980). « La pièce était plutôt spatiale, avec des déplacements complexes, se souvient Brigitte Lefèvre, mais si l’expérience a été passionnante, elle était aussi difficile car Andy ne maîtrisait pas encore complètement tous ses moyens. Il avait en particulier du mal à nous faire comprendre tout ce qu’il voulait. »

La petite mort réalisé par Charles Picq/Numéridanse

Andy de Groat se tourne de plus en plus vers la France. Portrait de danseurs américains est répété à Nice autant qu’à New-York et présenté à Paris, au Palace, pour la télévision, Dès 1980, pour la deuxième Semaine de la danse –ancêtre des Hivernales- Andy est invité et donne Echappée, alors solo, dansé par Wilfride Piolet qui deviendra Giselle Echappée… Même si, en 1981, Andy de Groat a reçu une bourse de la fondation Guggenheim, son nouveau champ d’action se précise, ce sera la France et un travail très sophistiqué de relecture et de décomposition du matériau des grandes œuvres académiques. Tout cela va se cristalliser dans une œuvre devenue une référence : Swan Lac. Même si la pièce a été en partie répétée à New York, c’est à Aix-en-Provence, que naît ce chef d’œuvre goguenard et provocateur. La pièce présentée sous forme d’un trio durant le festival Danse à Aix, en 1982, provoque une tempête. Andy racontait « Un spectateur agacé par mes propos saisit une flèche avec un socle en béton qui sert à diriger le public, et pour exprimer sa colère, la balance sur scène près de Mike pendant le déroulement du deuxième acte, laissant le tapis de danse (et la pièce momentanément) troué. Puis il s’en va, furieux.

Sortant de cette représentation plus que troublé, je croise Gilberte, journaliste que j’aime bien qui me dit en grande voix, le ton accusateur, le nez légèrement en l’air « Monsieur, c’est une parodie ! » J’ai répondu « Pas du tout madame ! », mais dans ma tête confuse et bien secouée, je me dis « Zut ! elle n’a rien compris ! ».

Swan Lac / Numéridanse

A l’invitation de Christian Tamet du Théâtre Contemporain de la Danse une version pour sept danseurs avec la Compagnie Red Notes a tourné périodiquement de 1985 à 1997. En 2007, les Hivernales commande une reprise pour la Ballet de l’opéra d’Avignon : 25 ans après sa création, la pièce suscita les mêmes protestations, aux mêmes endroits, et le même enthousiasme final. Le ballet de l’opéra d’Avignon va y connaître un succès inhabituel et l’été, durant le Off, la compagnie programmé dans le Théâtre des Hivernales connaît l’ambiance d’une salle comble et électrique. Andy de Groat a su tirer partie de tout l’espace pour faire danser les 13 danseurs, allant jusqu’à leur faire attendre leur entrée en scène sur le trottoir au pied du théâtre. La scène était un spectacle en soi !

Bien loin d’une parodie, Swan Lac rend au contraire, un véritable hommage à l’esprit du ballet romantique. Ses trois composantes, - narration, spatialisation du mouvement, expressivité- y sont juxtaposées et non fondues entre elles, d’où de réjouissants effets d’écho. L’humour dévastateur de la pièce tient à l’écart entre l’image culturellement véhiculée du Lac des Cygnes et ce qui en apparaît une fois le travail de déconstruction post-moderne effectuée. Ce travail de ré-agencement des éléments du patrimoine chorégraphique recombinés à ses propres patterns gestuels constitue le plus remarquable témoignage de l’esprit « post-moderne » tel que l’entend Jean-François Lyotard.

En 1982, Andy de Groat s'était installé définitivement en France, y avait fondé sa compagnie Red Note et engagé ce travail de déconstruction. Successivement, il va donner, Echappée (1983), Nouvelle Lune (1983) et La Belle et la Bête (1985) pour Wilfride Piollet et Jean Guizerix. Cette même année, il participe à la Suite d'un goût étranger avec Dominique Bagouet, François Raffinot et Robert Kovich; l'année suivante il donne la Route de Louvier-Juson pour le GRCOP. Il produira trois pièce pour la compagnie que dirigeait à l’opéra Jacques Garnier. Andy de Groat est alors l'une des figure les plus importante  de la jeune danse en France. Il se passionne alors pour La Bayadère, très vaste projet sur lequel il a travaillé plus de cinq ans (1988-1993), puis sur Casse-Noisettes (1996). Il se définit lui-même ainsi : « Je fais de la danse, un point c'est tout. Sous toutes ses formes : classique, néo-classique, jazz, contemporaine, new wave, traditionnelle, chacune d'elles représente un aspect de la danse. »

En 1995, la compagnie Red Notes s’installe en résidence à l'Opéra Théatre de Massy. Andy monte un nouvel et vaste opus, Tangos ! qu’il doit affiner pour son invitation au Festival de danse de Cannes, dans une version nouvelle titrée L’Ultima Curda (la dernière cuite). La générale est époustouflante ; dans la salle immense et vide, vétus de peignoirs couleur crème, sur la musique triste et lointaine d'un tango qui s'amuse, les danseurs rêvent les pas d'une danse qu'ils ne donnent pas. Alain Rigout, le complice disparu en 2016, gronde un texte qui parle de désir. Mais le soir même, Andy de Groat est hospitalisé. La pièce n’existera jamais officiellement.

Notes pour La Bayadère - Réalisation Do Brunet / Numéridanse

La santé du chorégraphe commence à le lâcher. En 1997, La compagnie est Compagnie Chorégraphique Associée à la ville de Montauban pour trois ans avec le soutien du département Tarn et Garonne÷ Le début d’une reconnaissance et d’une stabilisation. Mais, après un nouvel gros accident de santé, Andy se retire du monde de la danse… Avant d'y revenir encore, avec un courage étonnant au regard de ses difficultés physiques. Et ce retour passe, de nouveau, par les Hivernales.

En 2009, et toujours à Avignon qui, décidément, tint dans sa vie un rôle essentiel, pour Le Bel Aujourd’hui, vaste délire autour de la présence de Mallarmé à Avignon. Il tire de cette aventure une pièce bouleversante, Igitur, donnée à La Chartreuse de Villeneuve et reprise au Centre National de la Danse. Deux heures de poésie, d’ironie, d’amateurs et de professionnels, de musiques sophistiquées, d’évocations surréalistes et de constructions rigoureuses. Plus de trente ans après, quelque chose qui se rapprochait d’Einstein, du moins dans l’esprit et la manière et qu’Andy partageait avec une générosité bouleversante tant sa santé restait fragile. Une inventivité toujours au service d’un discours d’une très grande richesse. Jusqu’à cette façon de partir d’un sujet apparemment esthétisant et abstrait –et quoi de mieux que Mallarmé sur ce terrain- pour élargir à l’état du monde même… Andy en tirait cette conclusion désabusée : « parlons de cet apparent dérèglement de l’âme de Stéphane… Mais nous n’allons pas expliquer ici, même si on sait, pourquoi il est plus rapide d’avoir une pizza chez soi qu’une ambulance. »

Et puis il est retourné à Montauban. Il est mort chez lui, d’une crise cardiaque, il n’y a pas eu d’ambulance.

Philippe Verrièle

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