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Les Dupuy perdent leur moitié

Danseuse, chorégraphe, pédagogue et plus encore, Françoise Dupuy est décédée le 14 septembre à l'âge de 97 ans. Plus qu'une grande figure, une institution.

Un jour qu' Amélie Grand demandait à Françoise Dupuy comment elle parvenait à se tenir toujours impeccablement droite et d'un maintien parfait, celle-ci, avec cet inimitable ton aussi élégamment discret que sans réplique, répondit à sa questionneuse qui n'était pas moins grande dame qu'elle : « mais j'y pense ». Et toc. Toute Françoise Dupuy ; gentiment sans faiblesse, immarcescible et rigoureuse. Les Dupuy coiffant la liste des participants aux Hivernales qui avaient presque été créées sinon pour eux du moins sur leur incitation – c'est Dominique qui avait demandé « Amélie, fait nous danser » – il ne fallait donc entendre ni reproche ni condescendance ni acrimonie… Mais cela n'empêche pas la leçon de maintien. Et il faut imaginer le profil d'oiseau de proie de Françoise Dupuy, cheveux rasés drus, traits comme sculptés, d'une austérité qui transpirait la grandeur autant qu'une subtile intransigeance pour peser le poids de la recommandation.

Ainsi, et sans céder à la légende, comme il convient à un symbole entré dans l'histoire, « Madame Dupuy » n'incitait pas nécessairement à lui taper sur le ventre…

Donc, Françoise Michaud épouse Dupuy vient de disparaître à l'âge de 97 ans. Avec elle, une page de l'histoire de la danse se tourne et il faut perdre l'habitude de fusionner en un seul mot FrançoiseetDominique. On disait aussi Les Dupuy pour qualifier ce couple qui fut de tous les combats de la danse moderne puis contemporaine depuis 1946, mais qui, et ce n'est pas le moindre des paradoxes, avait choisi son nom afin d'être diffusé dans les cabarets d'après-guerre. Car, contrairement à cette image presque implacable, Françoise Dupuy fit preuve d'une indéniable malléabilité et d'un pragmatisme certain. Pour ouvrir l'article qu'elle leur consacre, Jacqueline Robinson, vieille amie et complice, écrivait de Françoise et Dominique : « Les Dupuy appartiennent à une espèce peu commune : les artistes entrepreneurs. Gens de tête l'un et l'autre, comme ils sont gens de jambes et d'âme ! Leur imagination fertile et hardie ne s'est pas seulement déployée au théâtre dans leurs œuvres, mais dans le très concret est parfois décourageant domaine de la prospection, de l'organisation et de la gestion de cette promotion de la danse. Ils ont été parmi les premiers à opérer une réelle décentralisation chorégraphique, portant la danse “là où elle ne va pas“, dans tous les organismes culturels de France [1]». Manière de rappeler que l'importance de ce couple presque mythique de la danse française ne se limite pas au domaine artistique mais qu'il a débordé bien au-delà et que c'est toute notre vie chorégraphique qui leur doit beaucoup, en particulier à leur sens de l'activisme. 

Pourtant, il importe aussi de retrouver Françoise Michaud derrière Françoise Dupuy et de rappeler que si le couple fut emblématique, il ne résume pas entièrement la somme de ses parties. Françoise naît le 6 février 1925 à Lyon dans un milieu d'une grande richesse intellectuelle. Elle est la fille de Marcel Michaud, critique, galeriste et écrivain qui va, en particulier via le groupe du « Donjon », entretenir une relation très étroite avec les artistes allemands, surtout ceux du Bauhaus et du Blaue Reiter. Il fonda la galerie Folklore, succéda à Yvonne Zervos à la Galerie Mai, à Paris… Il fut l'un de ces grands galeristes français, proche de Ernst, Picasso, Chagall ou Gleizes qui donna des leçons de peinture à la jeune Françoise. Peu portée sur l'autocélébration, Françoise Dupuy ne se vantait pas de cette filiation, mais ne la cachait absolument pas et, en 1996, fit don de trente-quatre œuvres parmi celles que son père avait défendues, y compris contre les allemands pendant la guerre. Car, absence de fatuité quant à ses origines alliée à une certaine pudeur, sa fille ne se glorifia jamais de l'attitude de Marcel Michaud durant la seconde guerre mondiale, lequel est cependant assez fréquemment donné en exemple du courage que purent avoir certains galeristes.

La danse vint à Françoise via sa mère. Elle racontait « je me suis glissée dans la danse dans le sillage de ma mère, Jeanne Michaud. Ma mère prenait des cours de danse avec Anita Wiskeman, qui avait ouvert un cours à Lyon. C'est là qu'elle a rencontré Hélène Carlut, en 1922. Hélène Carlut avait fait plusieurs séjours en Allemagne, où la danse contemporaine [sic], la recherche, étaient extrêmement développées, bien plus qu'en France. Elle avait travaillé auprès d'Harald Kreutzberg, de Mary Wigman et de Rosalia Chladek, à Hellerau-Laxembourg, en Autriche. Puis de retour d'Allemagne, elle avait ouvert une école à Lyon. Ma mère m'a inscrite à cette école en 1934. J'y ai appris la danse avec une grande rigueur chorégraphique et pédagogique. [2]»

Cette familiarité avec la danse allemande se voit renforcée quand, un soir de 1936, Hélène Carlut emmène la jeune Françoise voir une jeune compagnie allemande de passage à Lyon : les Ballets de Kurt Jooss… « Il n'y avait pas grand monde dans la salle ! Mais pour moi, ce fut l'éblouissement et le déclic d'une passion définitive : dès lors, je voulais créer des ballets. [3]»

L'école d'Hélène Carlut vit la jeune Françoise y créer sa première chorégraphie, en 1937, à l'âge de douze ans. Plus significatif, durant les années de guerre, nombre d'artistes s'étant réfugiés à Lyon, la jeune danseuse participa en 1941 à un ballet de Jean Porte et de l'écrivain Jean Silvant en 1943, « J'ai véritablement abordé la chorégraphie, pour le théâtre des Quatre saisons que dirigeait Maurice Jacquemont[4] » se souvenait encore Françoise Dupuy.

Pourtant, son arrivée à Paris se fit davantage sous le signe du théâtre que de la danse, mais, grâce à Roger Blin, elle entend parler de ce danseur et chorégraphe allemand qui s'est engagé dans l'armée anglaise pour lutter contre les nazis : Jean Weidt. Figure de la danse expressive, fermement engagé auprès du parti communiste, directeur du groupe Die Rote Tänzer (les danseurs rouges), il est déjà fréquemment venu à Paris où il a enseigné. Il n'a pas encore été démobilisé, mais profite de ses permissions et reprend son activité dès 1936. Proche de la famille Dupuy, il en accueille le fils parmi ses interprètes. « Roger [Blin][5] m'a présenté à Jean Weidt qui m'a dit qu'il reviendrait après avoir été démobilisé, dans quelques mois. Il m'a demandé si je voulais travailler avec lui. Or je savais ce qu'il faisait et je voulais travailler dans ce sens-là. Il m'a alors chargée de certaines choses, en me disant : “ il faut me recruter des danseurs… “. Il est allé aussi trouver, je pense, Jean-Louis Barrault. […] Et à son retour on s'est installé au Théâtre Sarah Bernhardt.[6] »

Françoise va donc rencontrer là Dominique Dupuy. Ils vont participer à l'aventure de cette compagnie, en particulier au concours de Copenhague où le chorégraphe allemand défraie la chronique avec un ballet, politique et engagé, expressif et puissant titré La Cellule. La pièce, digne descendante de La Table Verte, gagne le prix ; si elle n'a pas eu la notoriété des œuvres de Jooss, elle va marquer les esprits mais n'apporte guère le succès et Jean Weidt rentre en Allemagne. Touchés par le désir de créer, Françoise et Dominique – puisqu'au début des années 1950 ils ont adapté ce nom suggéré par le père de Dominique, fameux publicitaire – vont fonder ensemble les Ballets modernes de Paris (1954-1979), véritable creuset de la danse moderne française. Ils se sont mariés et l'activité artistique de Françoise Dupuy tend alors à se fondre avec celle de son mari. Les Dupuy animent la compagnie et proposent quelques pièces marquantes de l'époque, celles des autres comme Epithalame de Deryk Mendel (premier prix du Concours International de Chorégraphie d’Aix-les-Bains en 1957) – initialement dansé sur le Quatuor pour la fin du temps de Messiaen avant que celui-ci retire sa partition ce qui conduit à une interprétation dans le silence – et leurs propres chorégraphies dans lesquelles l'interprétation de Françoise marque, comme La Femme et son ombre de Dominique Dupuy (1968). 

Là encore, démonter une légende. Les Dupuy n'incarnent pas, au moment où ils débutent leur carrière, l'avant-garde et leurs propositions apparaissent comme singulièrement datées, ce qui explique nombre de jugements défavorables les visant à l'époque. Françoise le reconnaissait et l'expliquait : « Tout est stoppé par la guerre. Les premiers rendez-vous de la danse moderne, avec un plus large public que simplement les amis et les familles des élèves, restent sans suite. Premiers rendez-vous manqués. D’autres vont suivre car ces quarante ans d’écart ne peuvent se combler rapidement – si tant est que cela puisse se faire – les époques changent et, en 1945, il a fallu tout reprendre à zéro avec un handicap supplémentaire du fait que cette danse moderne était issue de " l’étranger ennemi ". Une danse qui torturait les corps et les âmes, quand on n’aspirait qu’à se divertir. Un grand voile s’est déployé sur tout ce qui – en danse – avait été innovant[7]. » Un peu de rancœur transparaît dans la confidence, que Dominique confirmait volontiers. Car le public et les professionnels de l'époque conçoivent l'avenir de la danse ailleurs que dans ces défenseurs d'une esthétique vue comme datée, tant dans sa branche allemande qu'américaine. Laban est mort en 1958, Martha Graham joue en France devant des salles vides… La modernité appartient à ce gamin qui est passé chez Cullberg, adapte Sartre en danse et compose des ballets sur de la musique concrète et du jazz. Dominique l'admet « il y a eu une saison à l'automne 55, où nous étions à Marigny, alors que Maurice Béjart donnait La Symphonie pour un homme seul au Théâtre de l'Etoile, et que Pierre Lacotte présentait Les Ballets de la Tour Eiffel au Théâtre des Champs-Elysées. Les trois compagnies en même temps, dans le même mois ! […] Mais Pierre Lacotte et nous avons été un peu boudés par rapport à Maurice, qui a obtenu un gros succès.[8] » Et le même Maurice Béjart tient le haut de l'affiche au Festival des Avant-gardes qu'organise Jacques Polieri à Marseille en 1956… Il faut alors reconnaître deux vertus au Dupuy, d'une part, une foi absolue dans leur mission et en particulier dans l'importance de montrer la danse partout. On peut y voir l'héritage de l'esprit « agit-prop » légué par Jean Weidt. D'autre part, une énergie inépuisable. 

Le couple ne se décourage apparemment jamais et rien ne les arrête : ils créent le Festival des Baux de Provence, invitant en 1964 un jeune américain inconnu du nom de Merce Cunningham dont le spectacle apparaît dans les phares des voitures requises pour suppléer l'éclairage ! Ils fondent encore les Rencontres internationales de danse contemporaine (1969), avec l'aide de Jacqueline Robinson, structure de formation encore active aujourd'hui. Après la disparition des Ballets Modernes, les Dupuy continuent à donner des pièces majeures comme le fameux solo Ana Non créé et interprété par Françoise.

Celle-ci garde cependant toute sa personnalité et se passionne pour la pédagogie. Dès 1984, elle est missionnée par le Ministère de la Culture pour réfléchir sur la pédagogie de la danse. C'est elle qui est inspectrice à la danse en 1987 et travaille à la mise en place du Diplôme d'État tout en lançant la Danse à l'école. En 1990, elle devient directrice de l'Ifedem Danse qui deviendra le Département pédagogique de Paris du Centre national de la danse. Cette implication dans la pédagogie explique que tandis que se développait la Jeune Danse, d'une esthétique pourtant très différente de la danse moderne défendue par les Dupuy, ceux-ci conservèrent une place majeure. Leurs œuvres restaient dans une ombre certaine quand eux tenaient, avec cette volonté dont ils ne se départirent jamais, leur place. Et celle-ci fut alors largement pédagogique et marquée par l'action de Françoise. Elle forma ainsi l'époque et toutes les générations de danseurs qui suivirent.

Avec la fin des années Jeune danse, le statut des Dupuy évolue. Régine Chopinot qui n'eut guère affaire à eux dans ses débuts flamboyants et lyonnais, les accueille pour La Danse du temps (1999) et ils sont artistes associés du Ballet Atlantique. En 2005, WMD [Weidt, Mendel, Dupuy] rappelle l'importance de cette danse moderne française passée sous silence. De 1997 à 2007, le Mas de la danse, lieu de résidence et de réflexion, qu'ils animent à Fontvieille en Provence accueille sur son plateau extérieur la danse et dans ses locaux les artistes. Dans le vaste mouvement qui conduit la danse à réinterroger son histoire, les Dupuy retrouvent leur place et le public, en Françoise, une interprète hiératique et d'une puissance expressive bouleversante. 

En 2005, à l'occasion de la création de L'Estran, solo composé pour elle par Dominique, elle avouait « Le jour où je ne pourrai plus danser, je serai terriblement malheureuse ». Ce fut sans nul doute la boussole permanente de cette grande dame.

Philippe Verrièle


[1] Jacqueline Robinson ; l'aventure de la danse moderne en France (1920–1970) ; éditions bougé, 1990, Paris, p 202. 

[2]  Françoise et Dominique racontent, (#2) L'enfance de l'Art. Les saisons de la danse 15 février 1991 numéro 221

[3]  Opus cité

[4] Opus cité

[5]  Grande figure du théâtre français, né en 1907 et mort en 1984. Il créa Fin de Partie de Beckett.

[6] Françoise et Dominique racontent, (#3) Les saisons de la danse 15 mars 1991 numéro 222

[7] Où va la danse ? Histoire de la danse contemporaine en France par ceux qui l'on faite ; Seuil 2005 p21

[8] Françoise et Dominique racontent, (#7) Les saisons de la danse 15 juillet 1991 numéro 226

 

 

 

 

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