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La danse au Théâtre des Treize vents à Montpellier

La chorégraphe Mylène Benoit devient artiste en résidence du Centre dramatique national de Montpellier ; signe d'une tendance au décloisonnement. Un coup de coeur aussi pour Danya Hamoud.

Vers la fin du siècle dernier, et début de celui en cours, certains s'étonnaient de voir comment le monde de la danse (avec ses critiques, ses réseaux, ses canaux de financement) s'était faite hôte d'un certain nombre d'artistes inclassables, marqués par l'art-performance, l'hybridation et l'inter-disciplinarité. Ces artistes n'avaient jamais pratiqué la danse, au sens propre du terme. Parmi eux, on se souvient par exemple d'un Yves-Noël Genod, qu'il serait aujourd'hui difficile de désigner autrement que sous le terme de metteur en scène de théâtre.

Juste retour d'ascenseur ? Aujourd'hui il ne manque pas de personnalités et entités du monde du théâtre pour manifester concrètement leur intérêt pour l'art chorégraphique. On y pensait en croisant l'autre soir Mylène Benoit dans le hall du Théâtre des Treize Vents à Montpellier. Cette chorégraphe, dont toute l'expression scénique se rattache pleinement à la danse, nous apprenait qu'elle est accueillie comme artiste résidente par ce Centre dramatique national.

Ces centres sont tenus d'accompagner deux artistes qui leur sont associés, en plus de leurs directeur.ices qui sont eux-mêmes des metteur.ses en scène. A Montpellier, ce dispositif a été aménagé, de manière à réunir un "ensemble associé". Six personnalités y prennent part : un chercheur (l'universitaire Olivier Neveux), et cinq artistes, dont la chorégraphe Mylène Benoit, les quatre autres provenant du théâtre.

Co-directrice des Treize Vents, Nathalie Garraud explique ce projet en ces termes : « nous sommes convaincus de la nécessité de revivifier un dialogue entre les domaines et les disciplines. Et nous y recherchons de l'hétérogénéité, de la friction, voire de la contradiction ou de la confrontation ». Une page se tourne après qu'on ait tant et tant vanté l'hybridité, ou la transdisciplinarité, au point de voir ces notions générer de nouveaux consensus mous.

Nathalie Garraud pratique un art théâtral dont l'imprégnation politique est directement perceptible. Rien de si manifeste à cet égard, dans l'expérimentation esthétique, très acérée, que conduit Mylène Benoit. Mais les deux artistes s'étaient connues, et appréciées, voici dix ans, au sein d'un laboratoire critique à Montréal. Elles n'ont plus cessé de s'observer l'une l'autre avec attention. Nathalie Garraud oeuvre complètement dans le champ théâtral, mais se dit « fortement impactée, bien heureusement, par les recherches conduites dans d'autres disciplines. Ce que l'on creuse dans son propre champ, éclaire aussi celui du voisin ». Et il lui semble qu'aujourd'hui le monde du théâtre s'anime d'un nouveau « désir d'ouverture et de décloisonnement ».

Les spectateurs du Théâtre des Treize Vents ont pu découvrir le travail de Mylène Benoit, qui leur présentait Coalition. Cela en clôture d'une soirée que ce théâtre appelle Qui vive ! . Soit une programmation très ramassée, de courtes pièces, d'essais et impromptus, de documents et films, pensée avec des artistes non permanents du lieu, dont la présence irrigue sa vie artistique. Par exemple, ce Qui vive ! de novembre 2018 venait conclure les Rencontres des arts de la scène en Méditerranée. Soit une semaine entière d'échanges, laboratoires et séminaires, annonciatrice d'une Biennale qui s'inaugurera, dans ce champ, en 2020.

Coalition est un duo, particulièrement bien choisi au moment où il s'agit de faire connaissance, avec un public plutôt familier de l'art dramatique. Ce duo est issu de Concordanse, un dispositif original de production et programmation, qui voit chaque année son directeur Jean-François Munnier constituer des paires entre un.e chorégraphe et un.e écrivain.e qui ne se connaissent pas et inventent ensemble une courte pièce.

Mylène Benoit et Frank Smith se sont donc découverts dans Coalition. Et le second n'a pas tort de nous faire remarquer que, si Mylène Benoit est une chorégraphe, elle n'est toutefois pas une danseuse. Lui-même n'est pas un danseur. Et cette configuration peu habituelle – cette bizarrerie, penseront certains – génère un terrain particulièrement ouvert, non cloisonné.

Les deux artistes ont beaucoup échangé oralement entre eux. Cela renforce la dimension dialogante de leur spectacle, où ils verbalisent en abondance, pour dire un texte qu'ils ont tissé de leurs pensées partagées. Soit une réflexion sur ce qu'est le corps, la danse, le langage, le texte, qui rebondit entre eux, comme en direction des spectateurs, avec beaucoup de vivacité.

Qu'on en juge par ces premières phrases, retranscrivant les propos de Mylène Benoit (en caractères romains droits), ceux de son partenaire (en italique) et ceux qu'ils prononcent en choeur (soulignés) : Un corps. Et la poésie dedans. Et inversement dedans dehors. Et inversement dehors dedans. Et comment un corps ? Qu'est-ce que ça veut dire, avoir un corps. Et comment il agit un corps ? Et que peut-il un corps ? Corps qui peut, corps qui bouge, corps qui rythme, et corps qui erre, comment ?

Cela sonne clair. Riche en pensées. Mais poétiquement incarné. C'est une chorégraphie de mots. Les corps la relaient sur le plateau. Chacun.e des deux en solo d'abord, puis dans un croisement de rencontres, qu'on voudra bien désigner duo. Si on sent une réserve dans la tournure qui précède, c'est parce que le souci de catégorisation n'est surtout pas le propre de cette performance, qui résonne avant tout avec l'accent de l'ouverture, la fraîcheur, l'impertinente fantaisie.

Quant à la danse stricto sensu, puisque c'en est, tout de même, on consignera le souvenir d'un moment insolite, et unique, qui voit Frank Smith – lequel n'est plus un jeune homme mais reste tranquillement élancé – instiller une émouvante gaucherie d'amateur, dans un minimalisme de pas, déteints d'une Lucinda Childs, sur une musique de Phillip Glass. Cela en montée enivrante, qu'emporte une brise de vérité.

Cette même programmation avait donné à revoir, plus tôt dans l'après-midi, le solo Mahalli, de l'artiste libanaise Danya Hamoud. Laquelle fêtait ce soir-là exactement le septième anniversaire de la création de cette pièce, emblématique de ses débuts, et qu'elle n'a jamais cessé de danser (ce qui est assez rare dans la danse contemporaine).

Mahalli est un essai envoûtant, qui a sûrement gagné en densité au fil de la maturité, si bien que le corps de la danseuse s'y montre avec une forte consistance, tandis que ses gestes économes, très patients, juste enveloppants, confèrent une qualité de résistance tangible à l'espace qui l'entoure immédiatement.

Dans cette vibration en rémanence, on discernerait comme une aura en état de précipité, sinon une kinésphère aux tensions d'axes resserrées. A l'opposé d'un pensum démonstratif, la retenue obstinée des gestes de Mahalli sculpte ce qui, depuis un corps, se diffuse en ondes de connexion problématisée dans le monde. C'est quand même dans ce genre de moment qu'on se persuade que, décidément, la danse conduit tout de même un travail en propre, qui n'appartient qu'à elle, irremplaçable, et parfois fascinant.

Ecrire des choses pareilles est manière de tendre le bâton pour se faire battre, car soupçonné d'enfermement mono-disciplinaire, à rebours de la doxa du temps.

Alors il faut rappeler l'inépuisable cataracte de mots, de mots, et encore de mots, orchestrée par Gurshad Shaheman, dans sa pièce de théâtre Il pourra toujours dire que c'est pour l'amour du prophète. Laquelle était programmée la veille, dans le cadre des mêmes rencontres. On n'y trouvera pas un brin de danse. Mais un ballet choral, cela oui ; où les présences énonçantes bouleversent tout ce qu'on sait sur le corps, le sexe, le genre et ses retournements, dans une chorégraphie fulgurante des horreurs de la guerre, soumettant le plateau de scène à leur morsure.

Gérard Mayen

Spectacles vus les 16 et 17 novembre 2018, au théâtre de Grammont (Montpellier).

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