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« Guerre et Thérébenthine » de Jan Lauwers & Need Company

Qui, sinon Jan Lauwers, pourrait nous contraindre à demeurer près de trois heures durant à l’écoute d’un récit - conté par la formidable Viviane De Muynck -, adapté d’un roman dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas en France la notoriété dont il jouit visiblement outre-Quiévrain. Qui plus est après avoir ingurgité à la suite l’exposition-installation néo-futuriste Domo de Europa du Belge Thomas Bellinck au Mucem, et le spectacle musical et chorégraphique de Serge-Aimé Coulibaly et Rokia Traoré, Kirina, présentés comme Guerre et Thérébenthine dans le cadre du festival de Marseille. Pourtant, malgré la fatigue ou l’abus d’images, le Flamand réussit à embarquer son public dans un voyage au long cours en compagnie d’Urbain Martien, né à la fin du XIXe siècle et qui, peu de temps avant sa mort dans les années quatre-vingts, confia à son petit-fils l’écrivain Stefan Hertmans deux cahiers dans lesquels il avait raconté en partie sa vie.  

Une enfance à Gand marquée par la pauvreté, un travail dangereux en usine dès l’âge de treize ans, le traumatisme de la première guerre mondiale, et son amour pour sa fiancée Maria Emelia décédée de la grippe espagnole, dont il épousera par devoir la sœur, tels sont les principaux épisodes de cette existence ordinaire, et pourtant singulière. La narratrice, qui à la fin de la pièce se confondra avec cette épouse auquel ne le lie qu’un sentiment d’ « affection », se tient face au public tandis qu’autour et derrière elle, s’incarnent les scènes évoquées dans un déroutant mélange de réalisme le plus cru - des scènes de viol, d’agonie - et d’évocation distanciée.

A droite du plateau, le dessinateur Benoît Goeb - dont deux écrans grand format permettent de suivre le travail - reproduit minutieusement durant toute la représentation les détails de toiles célèbres, en écho à ce qui sera l’activité favorite d’Urbain durant cinquante ans. A ses côtés une infirmière, personnage rajouté par Jan Lauwers et jouée par sa muse Grace Ellen Barkey, est le témoin tour à tour compatissant et victime des drames qui ponctuent son existence.

Avec quelques éléments de décor, une table, un lit, une chaise, quelques tableaux, un trio de musiciens juchés sur une mini estrade mobile, une partition évocatrice signée Rombout Willems et une formidable troupe de performeurs, le Flamand s’avère une fois de plus un magnifique créateur d’images. Chapitre après chapitre il fait surgir des mondes, le plus saisissant étant sans conteste celui des tranchées, avec les rats, la brutalité et le désespoir d’une guerre qui n’en finit pas. Mais c’est aussi le moment où sa mise en scène survoltée et expressionniste, aussi efficace soit-elle, tourne quelque peu à vide. Le langage des corps, que maîtrisent remarquablement les interprètes, devient inutilement répétitif et hystérique.

La partie finale, consacrée à la vie sentimentale de ce anti-héros, fait heureusement oublier ce brin de complaisance. Non que la disparition prématurée du seul grand amour d’Urbain ne soit elle aussi traitée avec un hyperréalisme exacerbé. Mais la façon dont se découvre avec subtilité le personnage de l’épouse, victime elle aussi, est passionnante, et la conclusion désenchantée, qui rappelle les dernières phrases d’Une Vie, de Maupassant, serre le cœur. 

Isabelle Calabre

Vu à Marseille au théâtre du Gymnase le 29 juin 2018

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