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« Focus numérique » à Chaillot : Adrien M & Claire B vs Gilles Jobin

Quand 3D et VR font danser le public entre les lignes ou projettent des danseurs réels dans une ville virtuelle. 

L’un est chorégraphe, les autres non. Gilles Jobin collabore à Genève avec des partenaires artistiques et industriels qui assurent à ses créations une qualité visuelle inégalée. Couleurs, formes et graphismes sont si réalistes que les avatars qui peuplent son univers doivent subir une dose d’abstraction pour éviter que l’on tombe dans une esthétique qui n’aurait plus rien de futuriste. De l’autre bord, Claire Bardainne et Adrien Mondot viennent des arts visuels, de l’informatique et du jonglage. Dans leurs ateliers de création à Crest (Drôme), ils construisent une œuvre interactive protéiforme, avec ou sans interprètes humains. On leur doit entre autres l’univers visuel dePixelde Mourad Merzouki.  

Avec leur installation Dernière minute, Adrien M & Claire B se passent d’interprètes. A moins que les visiteurs ne soient leurs danseurs… Sur un tapis de danse aux dimensions généreuses, chacun se balade, s’assied ou bouge comme bon lui semble (après s’être déchaussé), explorant les effets de ses mouvements sur les lignes et nuages de points qui balayent le sol alors qu’un écran transparent est installé au centre, tel un miroir à traverser. Le thème de ce poème visuel se trouve là, quand tout commence par des projections de vagues sur un rivage et une voix douce : « Un jour de mai, à marée basse, j’ai dispersé les cendres de mon père. S’imprime en moi la lumière de cette minute étirée à l’infini… »

Précédemment, dans Aqua alta  par exemple, Adrien M & Claire B nous ont fait vivre la pluie, le vent ou la neige pixélisés en noir et blanc, faisant appel à l’empathie et l’imagination du spectateur qui se projette corps et âme au beau milieu des phénomènes naturels. Dans Dernière minute, le contact est plus direct, l’effet quasiment physique quand le va-et-vient des eaux et des vents cosmiques transportant les cendres du père balayent l’espace. Les sensations physiques peuvent ici déstabiliser jusqu’à donner un petit vertige. S’ouvre alors un champ d‘expérimentation qui accueille le visiteur par une remise en cause du corps matériel. Voilà tout l’enjeu des arts numériques en danse qui repose ici paradoxalement sur le fait de se retrouver dans un théâtre, alors qu’aucun interprète n’est physiquement présent. 

L’avatar genevois

Conçu par Gilles Jobin pendant le confinement, Cosmogony  s’inscrit dans la recherche actuelle sur les liens entre le spectacle vivant et la réalité virtuelle, mais doit son esprit tout autant à l’impossibilité de l’époque de voyager, comme au mouvement d’écologisation des transports. Avec Cosmogony  on peut, grâce à la technologie, proposer un spectacle partout sur la planète, sans se déplacer… Dans le studio de Jobin, à Genève, trois danseurs portent des combinaisons noires pourvues de capteurs de mouvement. Leurs gestes sont transférés sur les avatars, personnages des séquences de film aux paysages, rocheux ou urbains, qui accueillent leurs pérégrinations, apparemment sans but, jusque dans le cosmos. 

De VR_I,  leur opus précédent en réalité virtuelle, Jobin et l’artiste 3D Tristan Siodlak reconduisent non seulement l’univers visuel, mais aussi Susana Panadés Diaz comme interprète principale ainsi que la dichotomie entre avatars géants et humains à taille « nature ». Et comme précédemment, le genre d’un avatar ne correspond pas forcément à celui de son interprète agissant sous capteurs. La grande différence entre les deux est à trouver dans la relation au public et à l’espace. Si VR_I  réservait au public une place immersive de visiteur si ce n’est de participant, l’interactivité de Cosmogony  s’admire à l’ écran, ici installé sur la scène pour une séance de cinéma augmenté de danse en direct depuis Genève. 

Galerie photo © Gilles Jobin

Vingt-cinq villes, sans se déplacer

Renaît alors l’idée d’un public qui suit ensemble, en salle, un spectacle. Pour en discuter ensuite avec le chorégraphe, la rencontre faisant partie intégrante de la proposition. Mis à part la qualité de l’image, c’est cet échange qui justifie l’idée de se retrouver dans une salle, alors que la technologie permettrait de suivre Cosmogony  chez soi ou dans n’importe quel lieu avec une connexion internet. Ce qui voudrait dire qu’on irait au bout du concept qui permet de suivre Cosmogony  à n’importe quel endroit du monde, sans que l’équipe n’ait à se déplacer : aussi ont-ils vingt-cinq villes à leur palmarès, dont L.A., Singapore, Rio… Toujours en live, ce qui implique que les danseurs doivent parfois performer à 4h du matin pour se balader dans leur ville virtuelle, inspirée de New York, Tokyo et autres Buenos Aires, faisant voyager cette projection-spectacle dans le monde réel sans produire la moindre traînée d’avion. 

Et puis, on note au passage quelques avancées artistiques et technologiques. La devise de Jobin se situe d’emblée dans l’idée de « trouver des solutions artistiques aux problèmes technologiques », formule qu’il répéta mainte fois au cours de la discussion. Et il y a du nouveau, assez surprenant pour qui met dans la balance les possibilités du corps humain et celles jusque-là connues en matière de capture de mouvement. Car on y voit des sauts exécutés par les avatars dans un paysage rocheux, alors que les danseurs dans le studio évoluent sur un sol plan. Du jamais vu…  « Pas si difficile que ça », répond Jobin. L’ordinateur s’en charge, calculant le saut imaginaire par rapport aux rochers virtuels. Et quand les cosmo(go)nautes quittent la planète en tournoyant comme en apesanteur réelle, l’effet est dû aux caméras qui basculent dans le studio, créant un flottement spectral des corps. Aussi Gilles Jobin n’est pas simplement un chorégraphe qui va avec son époque, c’est lui-même qui la fait évoluer. 

Thomas Hahn

Installation et projection-spectacle vus le 3 juin 2023, Chaillot Théâtre National de la Danse

Dans le cadre du Focus numérique

Jusqu’au 10 juin 

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