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Adieu Philippe Cohen

Philippe Cohen, directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève est décédé le 18 juillet 2022. Nous rendons hommage à cette personnalité exceptionnelle du monde de la danse.

Il n'aura guère eu le temps de se reposer. Philippe Cohen est mort lundi 18 juillet, il avait quitté le 24 juin la direction du Ballet du Grand Théâtre de Genève qu'il avait, en vingt saisons, mené au premier rang des compagnies mondiales. Cette disparition prive la danse d'une grande figure qui avait, plus que tout, la capacité à mobiliser toutes les qualités humaines et techniques d'une équipe, danseurs bien sûr, mais maître de ballet, répétiteur, musicien, plasticien, au service de la création et de la danse.

Il avait gardé de ses années de danseur une prestance et une élégance naturelle et dont il ironisait : «on me disait, tu es grand, tu es beau, tu es bon partenaire, tu vas pouvoir faire carrière. Mais je pensais qu'il n'y avait aucun intérêt à faire carrière ainsi » ; et quatre décennies plus tard, ayant cessé de danser, il restait grand et plein de charme et ne s’en satisfaisait pas plus que quand il dansait. Philippe Cohen cachait une grande exigence derrière une extrême courtoisie, une grande détermination derrière l'élégance, une lucidité sans complaisance qu'il ne laissait jamais devenir blessante.

Si son nom a fini par se confondre avec celui du Ballet dont il a été l'âme pendant deux décennies, c'est toute sa carrière qui l'avait préparé à ce rôle, avec quelques points saillants en particulier dans le domaine pédagogique où il avait fait plus que ses preuves.

Né le 27 mars 1953 à Casablanca, au Maroc où sa mère était infirmière et son père gérant d’une société de transports, il a toujours affirmé que « Le Maroc a été mon pays. J'y suis retourné très régulièrement jusqu'à la mort de ma grand-mère. » Mais après la séparation de ses parents, Philippe Cohen arrive en France, à Nice, le 31 octobre 1964, accompagné de sa mère et de son frère.

Il commence la danse, assez tardivement, à Nice, et prend des cours de danse jazz jusqu'à ce que la professeure lui fasse découvrir les cours de classique. « J'ai adoré cela. J'ai aimé la rigueur, les spectacles dans le théâtre de verdure, j'ai su que c'était ce que voulais faire. » Sa professeure lui conseille Le Centre International de Danse Rosella Hightower. Il entre en 1971 dans l'école Cannoise et y étudie jusqu’en 1974. Il y multiplie les rencontres et les expériences croisant des personnalités aussi diverses qu’Anton Dolin, Nora Kiss, Tatiana Grantzeva, Igor Youskevitch, Sonia Arova, John Gilpin... Il va surtout nouer une amitié quasi-filiale avec la grande ballerine américaine, revenant régulièrement vers elle pour prendre conseil et se ressourcer d'autant qu'il avait aussi de profondes relations amicales avec Monet Robier (décédée en 2020), la fille de Rosella, grande interprète de Béjart et de Bagouet avant de devenir l'un des professeurs légendaire du Centre ;

En 1975, il prend un cours à Paris et Gigi Caciuleanu le remarque : « Sa compagnie était au théâtre du Rond Point, et je me suis dit qu'un chorégraphe qui travaillait sur la Messe en Ut de Mozart était intéressant ». Il rejoint le Ballet du Grand Théâtre de Nancy que dirige alors le chorégraphe roumain et qui invite beaucoup d'autres artistes à collaborer avec la troupe.

Le 24 février 1978 Philippe Cohen danse Passages un quatuor signé Dominique Bagouet pour le Ballet de Nancy. L'entente est immédiate et Philippe Cohen rejoint le chorégraphe qu'il va accompagner jusqu'en 1982 comme danseur, mais aussi comme professeur et assistant notamment pour la création de Les voyageurs à l’Opéra de Paris. En parallèle au travail de la compagnie, Philippe Cohen va explorer différentes techniques de danse contemporaine dont celle de Peter Goss, Susan Buirge et Alwin Nikolais. Mais Dominique Bagouet prend des orientations esthétiques avec lesquelles Philippe Cohen ne se sent plus totalement en affinité, et il préfère s'éloigner. Il recroisera très fréquemment le chorégraphe avec lequel il restera profondément lié jusqu'à sa disparition en décembre 1992.

Au sortir de la compagnie Bagouet, et comme beaucoup, Philipe Cohen veut vérifier ce qui se passe aux Etats-Unis. Il obtient une bourse du Ministère de la Culture pour suivre l’enseignement de Merce Cunningham et celui de la School of American Ballet à New York.

En 1983, Rosella Hightower fait appel à son ancien étudiant pour tenir le rôle essentiel de maître de ballet pour le Jeune Ballet de France (JBF) qu'elle met en place. Outre les classes quotidiennes, Philippe Cohen est en charge du suivi du grand répertoire classique, La Sylphide, Napoli, la Belle au Bois Dormant, Giselle, etc. Mais encore des chorégraphies de Maurice Béjart, John Neumeier, Serge Lifar ou George Balanchine, sans compter les différentes créations commandées par le JBF à des chorégraphes contemporains tels que Carolyn Carlson, Daniel Larrieu, Claude Brumachon, Joëlle Bouvier et Régis Obadia, Larrio Ekson, Régine Chopinot, Philippe Decouflé… Il y fait sa première expérience de chorégraphe, Où il est question de lettre (1984) dont un journaliste écrira « Philippe Cohen est le fils secret de Pina Bausch et de Dominique Bagouet ».

Mais en 1988, éprouvant quelques réticences devant l'évolution du JBF, il démissionne.

Il est alors contacté par Nadia Croquet qui vient d'être nommée pour succéder à Michel Reilhac au CNDC d'Angers. De 1988 à 1990, Philippe Cohen va donc coordonner les études au Centre National de Danse Contemporaine à Angers. Didier Deschamps, Directeur des études chorégraphiques au Conservatoire national Supérieur de Musique et de danse de Lyon (CNSMDL) cherche un successeur. Il incite Philippe Cohen à déposer sa candidature qui est nommé en 1990 au CNSMDL.

Confortant l'institution, il en développe les échanges internationaux au point que l'importance de ceux-ci conduira le gouvernement vietnamien à décorer Philippe Cohen pour service rendu au développement de la culture vietnamienne. La France le fait Chevalier des Arts et Lettres en 1994. Philippe Cohen dirige le CNSMDL Jusqu’en 2003.

Cette année-là, il est nommé à la direction du Ballet du Grand Théâtre de Genève. Il prend les rênes d'une compagnie alors dans une période très difficile qui a conduit certains des chorégraphes à retirer leurs pièces du répertoire et cette crise menace jusqu'à l'existence même de la compagnie. Mais dès la première année de son mandat, Philippe Cohen parvient à redresser la situation. Il va imposer le Ballet du Grand Théâtre de Genève parmi les compagnies les plus importantes du paysage européen de la danse, passant commande à Gilles Jobin, Sidi Larbi Cherkaoui, Andonis Foniadakis, Benjamin Millepied, Emanuel Gat, Abou Lagraa et beaucoup d'autres… 

Alexandre Demidoff, journaliste danse du journal suisse Le Temps écrivait : « A l’automne 2016, Philippe Cohen s’enorgueillissait à juste titre de son rayonnement. “Avec 80 représentations programmées à Genève et à l’étranger pour la saison 2016-2017, nous battons un record absolu. Nous ne pourrions pas davantage jouer sans empiéter sur le temps nécessaire au travail de création.”

Vingt ans auront donc permis cette métamorphose. Aujourd’hui, plus personne ne conteste l’existence du ballet. Philippe Cohen, surnommé parfois le Diaghilev du Léman, lui aura donné un nouvel allant et une légitimité. Cette double décennie vaut aussi comme autoportrait. L’enfant de Casablanca, le protégé de Rosella Hightower, le compagnon de Dominique Bagouet s’y dessine en diplomate, en séducteur, en lyrique pudique, en pygmalion fidèle à certains artistes ».  (In Un Ballet pour notre temps. Philippe Cohen et le Ballet du Grand Théâtre de Genève ; Ed. Scala 2022)

Mais lorsque l'on interroge les danseurs qui sont passés par la compagnie, tous insistent non pas sur les qualités artistiques et la clairvoyance du directeur, mais sur son attention à leur bien être, sur le souci qu'il avait de chacun. Certes, Philippe Cohen avait su tout mettre au service de la création, à commencer par une phalange d'interprètes hors du commun, mais en faisant en sorte que tout soit fait pour le bien être de ses danseurs, afin que, se sentant bien, ils soient encore meilleurs. Il partait du groupe, de l'humain, des danseurs : « Je savais dès le début et j'ai toujours su ensuite quel type de personnes je voulais, de quelle expérience artistique le ballet avait besoin, et la question de savoir quel chorégraphe je choisissais est toujours venue ensuite ». Tout son talent fut de faire en sorte que cette dynamique humaine finisse toujours par se trouver au service de la danse et de ces créateurs. Cette alchimie qu'il excellait à réaliser va profondément manquer.

Philippe Verrièle

 

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