Error message

The file could not be created.

« 2019 » d'Ohad Naharin par la Batsheva Dance Company

Pièce épique et sombrement joyeuse, paradoxale et défiant la description tant sa profusion emporte le regard, 2019 qui devait venir depuis deux ans au festival Montpellier Danse a fini par y arriver. Et il fallait absolument faire partie des 3500 chanceux qui purent se glisser dans le dispositif d'apparence simpliste pour vivre l'expérience de la pièce d'Ohad Naharin, qui d'une réflexion locale prend, déplacée à Montpellier et presque trois ans après sa création, un sens universel. 

Peut-être cela commence-t-il à cause de cet étrange parcours qui conduit par les côtés de la scène jusqu'à un endroit inattendu, petit gradin de quelques rangs devant une longue scène étroite, dont on sait qu'il s'agit d'une boîte, inventée par le scénographe Gadi Tzachor, posée sur la scène, mais que rien ne dénonce comme telle. Peut-être déjà, avec cette annonce sur l'usage des téléphones, en plusieurs langues (français, anglais, hébreu), le lieu est différent… Et lui, juché sur de hauts talons, qui accueille avec une gouaille qui n'est pas sans évoquer celle de Cabaret, mais dans une version plus décalée et plus distanciée que dans le bien connu film de Bob Fosse (1972). Quelque chose d'un ailleurs indéfini… Soudain, il arrache le rideau et voilà, en face, les autres. On savait qu'il s'agissait d'un dispositif bi-frontal, mais la brutalité de la confrontation provoque un saisissement. L'étroite scène en est devenue un genre de catwalk un peu large, une manière de langue brune entre deux flots dressés de regards… 

Galerie photo © Laurent Philippe 

Ailleurs et précaire, ce promenoir accueille immédiatement ce flux orienté de danseurs, marchant et déambulant, respectant l'apparence des codes du défilé de mode (le fameux « don't smile » et la marche ondulante) et par accumulation en venant à saturer l'espace. Pour cette représentation, ils étaient 16… On sait qu'il devait y en avoir 18 ; au cours de la représentation ils seront 15 à cause d'une collision survenue durant ce premier mouvement général ; l'effectif a pu descendre à moins encore pendant la série de représentations. Mais l'effet d'humanité, chic et « up class », ne souffre nullement de ces vicissitudes : ici le groupe plus que les individualités fait sens. Reste que cela brille et jubile dans des prises de soli au sein de la théorie presque sans interruption. Presque, car se glissent des péripéties, incidents et étrangetés. Une qui s'interpose au flux dans sa robe verte étendant des bras d'oiseau, l'autre qui s'inscrit dans l'embrasure de la porte et un autre qui s'y livre à d'improbables exercices de musculation. Quelques saltos, et les ondulations gaga surgissent à tout moment. Toutes ces surprises rendent cette passeggiata de moins en moins conventionnelle. D'ailleurs qui et dans quel monde est-on où l'on songe ainsi à se promener d'une marche à cinq temps ? Et quelque chose se glisse de grave voire tragique. D'abord dans la bande son, oppressante avec Neurosis, presque tragique avec Moshe Cohen, profondément nostalgique, chez la japonaise Hano Yamasaki et jusqu'à la voix de Fairuz… Un planisphère de spleen et de gravité tandis que le glam en bottines talon-aiguilles ondule sur le petit monde d'entre les deux rives… 

Galerie photo © Laurent Philippe

La contradiction entre l'accorte gaîté des postures et des costumes et l'atmosphère diffuse de drame en arrive à son comble quand les douze danseurs s'engagent dans le public, joyeusement et cordialement, entrent dans les rangs, s'installent et se couchent sur les genoux de spectateurs… Mais après s'être enveloppés dans un linceul empruntant le cérémonial des funérailles juives, la scène ne laisse place à aucun doute et tout paraît consommé. Mais pourquoi se relèvent-ils donc ? Et pourquoi ne semblent-il plus morts du tout, engageant ce qui paraît une fausse fin ! On peut créditer Ohad Naharin de suffisamment de métier pour ne pas se laisser prendre involontairement à ce piège dramaturgique… Revient alors un proverbe viennois cité par Bruno Bettelheim : « La situation est certes désespérée, mais on ne peut pas dire qu'elle soit vraiment grave !» Revient aussi Hermann Broch qui de Vienne (Wien, Wien du bist allein !)parlait d'« Apocalypse joyeuse »… Et quelque chose de Mittle Europa dans l'élégance désespérante de la joie face à la catastrophe. 2019distille cette puissante sensation d'une humanité délicieuse dansant sur un volcan sans souci de sa perte.

Mais, le titre l'indique, 2019 arrive en retard… Montrée en décembre de l'année citée, la pièce a subi de plein fouet la pandémie et le chorégraphe ne créant pas tous les ans – la pièce précédente Venezuela date de 2017 – cette pièce ancienne parlait d'une tragédie autre. Ainsi à la création, la troisième langue de l'annonce était l'arabe. Et le présentateur levait les bras comme pour se rendre à une invisible menace. Le catwalk figurait « une étroite langue de terre entre le fleuve et la mer » comme expliqué dans les dossiers et 2019 devenait un bout de Tel Aviv qui pouvait voyager pour dire le drame singulier de cet endroit allègre. Mais le monde, en attendant, s'est penché de plus près sur la tragédie et celle d’Israël, englué dans une comédie politique tandis que tombaient les morts et les roquettes, a perdu de son acuité en visitant d'autres rivages. 

Galerie photo © Laurent Philippe 

Pourtant tout a milité contre la venue de cette pièce à Montpellier. Une accumulation de contraintes qu'il fallait surmonter, comme les épreuves d'un mythe. La date, d'abord. 2019, comme dit l'évidence, est une vieille pièce tandis que comme beaucoup de créateurs, Ohad Naharin est déjà passé à autre chose. La COVID qui justifie cela. Les conditions économiques : « il nous a fallu résoudre des problèmes logistiques, le décor a été construit en Italie du Nord, acheminé par camion. Une chance, ce n'était pas trop loin. Il a fallu organiser un séjour particulièrement long. La compagnie y a mis beaucoup du sien. Pour que ce projet soit possible, elle a accepté de donner le spectacle, 1h15, deux fois par jour » expliquait Jean-Paul Montanari et ce rythme démentiel de représentations explique la fluctuation de l'effectif au plateau constaté plus haut. 

Pièce grinçante et somptueuse sur une géopolitique du désastre, devenue pièce épique au message sur l'universalité de la tragédie, 2019 possède le souffle et l'universalité des tragédies grecques qui profondément ancrées dans les réalités antiques parlent cependant avec une puissance incontournable d'aujourd'hui. 2019, c'est notre irrésistible besoin de soigner notre style quand le monde s'effondre, c'est l'apologie du désastre sublime. Il faut que d'autres aient le cran pour oser la présenter de nouveau tant le message de ce chef d'œuvre doit résonner encore.

Philippe Verrièle

Vu le 29 juin à l'Opéra Berlioz (Corum) dans le cadre du festival Montpellier Danse.

Catégories: 

Add new comment