« Delirious Night » de Mette Ingvartsen en Avignon
Delirious Night, création mondiale de la chorégraphe danoise Mette Ingvartsen, orchestre une déferlante corporelle où se télescopent rituels médiévaux et frénésie rave.
Entre carnaval et cacophonie, neuf interprètes livrent une performance impétueuse qui interroge les états émotionnels générés par le monde en crise. Inspirée par les manies dansantes du Moyen Âge — des épidémies de mouvement incontrôlé comme celle de Strasbourg en 1518, une référence utilisée par moult chorégraphes, notamment depuis l’épidémie de Covid ! — Ingvartsen revisite ces moments de perte de contrôle en les transposant dans un langage chorégraphique contemporain.
Les corps masqués et à demi-nus déferlent sur scène dans une gestuelle brutale, animale, libérée. La batterie frénétique de Will Guthrie rythme cette marée gestuelle aux contours flous mais puissants. La pulsation répétée sert de chorégraphie tant elle envahit les corps et les esprits de son énergie implacable qui laisse peu de latitude pour y échapper.
Transformant l’espace scénique en aire de fête, avec ses lampions qui passent du vert absinthe à toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, convoquant un terrain de lutte et de résilience avec ses passerelles, podiums, micros et portes voix, Mette Ingvartsen crée une esthétique du débordement. Entre les masques de têtes de mort, de clown, de monstres, de lion-wookie, et de je-ne-sais-quoi, les cris amplifiés par des mégaphones, les mouvements, tout en ondulations, battements, courses éperdues, et coups de pied, Delirious Night ne se veut ni linéaire ni explicatif : Ingvartsen crée une chorégraphie de la démesure où l’extase devient résistance.
Mais derrière l’énergie déchaînée, le vocabulaire corporel aussi hétérogène qu’incandescent, le spectateur est confronté à une énigme : cette débauche de gestes est-elle une fatigue collective ? Une euphorie rageuse ? Ou une débauche sans issue ? Ingvartsen qui dit poursuivre ici son exploration du corps entre intime et politique interroge : quel est le lien entre crise sociale et mouvement spontané ? Comment la danse peut-elle porter ce symptôme du malaise contemporain ? On pense alors à 360 de Mehdi Kerkouche vu au Festival de Marseille dans le magnifique cadre de la Vieille Charité. Pas le même genre assurément, la première s’apparentant plutôt à une danse contemporaine très pensée, le second à un hip-hop aux références populaires, mais qui ont pourtant cette même ambition de viser leur époque.
Galerie photo © Laurent Philippe
Et d’une certaine façon, les deux spectacles nous disent quelque chose de notre monde actuel en proie à une ubris incontrôlable, et dont la dépense tient lieu d’existence. On retrouve les mêmes ruées sportives aux allures de marathon, les mêmes mouvements issus du clubbing, les mêmes aspirations à porter le chaos au plus haut, les mêmes – ou presque – tubulures et échafaudages où s’entassent projecteurs et danseurs. Mais, à part notre « malaise dans la civilisation » cette folle dilapidation physique, faite d’exercices d’endurance, de profusion de vitalité, et surtout de persévérance, où mène-t-elle ?
Galerie photo : Christophe Raynaud de Lage
Malgré la richesse des références (Kolbeck, La Salpêtrière, Gotman…), le spectacle pousse à la saturation sensorielle sans toujours parvenir à générer l’empathie. Une contagion gestuelle sans résolution, où le spectateur reste en marge d’un délire partagé. Pourtant, la diversité des corps invite à chercher des instants de singularité — de quoi faire de cette Delirious Night une expérience viscérale… mais peut-être trop éclatée pour être pleinement digérée.
Agnès Izrine
Vu le 7 juillet 2025, Cour du Lycée Saint-Joseph, 79e édition du Festival d’Avignon.
Distribution
Chorégraphie Mette Ingvartsen
Avec Jayson Batut, Thomas Bîrzan, Dolores Hulan, Zoé Lakhnati, Elisha Mercelina, Mariana Miranda, Olivier Muller, Fouad Nafili, Júlia Rúbies Subirós et Will Guthrie
Texte et paroles Mette Ingvartsen, GRLwood, Romy Lightman, Sari Lightman
Musique Will Guthrie
Son Milan Van Doren
Dramaturgie Bojana Cvejić
Lumière Minna Tiikkainen
Costumes Jennifer Defays
Coaching vocal Fabienne Séveillac
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