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« Laaroussa Quartet » de Selma et Sofiane Ouissi au Festival d’Avignon

En 2011, Sofiane et Selma Ouissi se rendent à Sejnane, dans le nord de la Tunisie, pour rencontrer des femmes potières qui se transmettent un savoir ancestral de mère en fille : le façonnage de poupées d’argile, laaroussa. De là naît cette pièce surprenante.

Il faut aimer le silence pour entrer dans Laaroussa Quartet. Aimer la lenteur, le frottement du violon plus que sa mélodie. Aimer regarder longtemps un geste, même s’il ne change presque pas. Car cette pièce chorégraphique signée Selma et Sofiane Ouissi, présentée à la FabricA dans le cadre du Festival d’Avignon, ne cherche ni l’effet ni l’explication. Elle cherche le souvenir. Mieux : elle cherche à l’incarner.

Sur scène, quatre femmes, un banc noir, quelques feuilles posées à leurs pieds (leur partition gestuelle), et une violoniste à cour. C’est tout. Le reste est affaire de souffle, de répétition, de mémoire transmise sans un mot. Les danseuses, issues de trois générations différentes, exécutent une partition de gestes empruntés aux potières de Sejnane, dans le nord de la Tunisie. Ce sont des gestes vieux de trois millénaires : pétrir, modeler, creuser, polir. Des gestes appris dans le silence des ateliers, au bord des routes poussiéreuses, et qu’on retrouve ici, suspendus dans l’air, comme des signes flottants.

En apnée

Les gestes, morcelés, répétés, réduits à l’essentiel, finissent par se détacher de la terre dont ils sont issus. Peu à peu, ils glissent vers une forme de danse presque abstraite, cérébrale. On peut s’y perdre, ne plus savoir ce qu’on regarde. Le fil se distend, l’attention vacille. Mais peut-être faut-il en passer par là pour toucher à une forme de vérité plus intime, plus nue. Un peu plus loin, une lente traversée de corps dévoilés, vus de dos, laisse entrevoir des reliefs de peau, des creux, des tensions qui rappellent, en sourdine, certaines sculptures de Rodin – ces figures de femmes dont la beauté vient autant des failles que des formes.


Rien n’est mimé, et pourtant tout évoque. Le geste ne représente pas, il devient. On ne voit pas la glaise, mais on sent son poids dans les bras levés, son humidité dans les doigts qui tracent des cercles et trajectoires dans le vide. La terre est absente, mais elle respire entre les articulations.
Derrière les danseuses, les images tournées par Cécile Thuillier projettent un autre monde : celui des vraies potières, leurs mains sillonnées, leur regard droit dans la caméra, la lente chorégraphie de leur quotidien. Ce n’est pas une simple illustration documentaire, anthropologique. C’est un second plateau, où les gestes répondent aux gestes, où la danse devient miroir d’un travail invisible. D’un pétrissage humain aussi au détour de ces gros plans dévoilant les visages de ces potières menacées de disparaître massé et parcouru par des mains.
Le temps, dans Laaroussa Quartet, ne s’écoule pas comme ailleurs. Il se dilate. Il étire chaque mouvement jusqu’à la limite de l’attention. À plusieurs reprises, le spectacle flirte dangereusement avec l’ennui. Certains tableaux, trop itératifs, perdent en impact ce qu’ils gagnent en fidélité. Mais faut-il toujours chercher à captiver ? Peut-être est-ce là une résistance volontaire, une invitation à désapprendre les attentes spectaculaires. Un autre rythme, un autre regard.

Fragile utopie

Le projet porté par les Ouissi ne se limite pas à la scène. Il plonge ses racines dans une aventure artistique, sociale et humaine commencée en 2011 à Sejnane, où frère et sœur découvrent, stupéfaits, que ces poupées d’argile – les laaroussa – sont vendues à prix d’or dans des galeries d’art européennes, alors que leurs créatrices vivent dans une pauvreté extrême. De ce constat naît une fabrique artistique autogérée, un lieu d’échange entre artisanes et artistes, qui donnera naissance à cette pièce.
Mais cette réalité hors-scène, ses tensions, ses injustices, ne sont que suggérées. Laaroussa Quartet préfère la retenue au commentaire, l’allusion à la dénonciation. Est-ce une limite ? Peut-être. Car derrière la beauté minimaliste de la pièce, subsiste une question laissée en suspens : à quoi bon archiver un geste si l’on ne dit rien de ce qui menace de l’effacer ? Pourtant, c’est aussi cette pudeur qui fait la force du spectacle. Les Ouissi refusent l’esthétisation du misérabilisme. Ils choisissent la densité du geste, sa mise en miroir et son changement d’échelles et de nature entre le plateau et la projection filmée, non sa dramatisation.

Geste politique, mémoire incarnée

En boucles et nappes, la musique d’Aisha Orazbayeva – tantôt atmosphérique rapatriant le souvenir de Steve Reich et Terry Riley, tantôt murmure – accompagne le mouvement avec une précision chirurgicale. Elle ne souligne pas, elle sculpte. Parfois, un chant s’élève. À d’autres moments, le poème trop appuyé et signé Selma Ouissi est passé en cinq langues - «… Tu ne parles pas / Mais ton geste suffit… Je grave dans l’éternité/Ce que le temps voudrait emporter » Ce lyrisme casse un peu la tension accumulée. C’est là un des rares points faibles de la pièce : vouloir inscrire verbalement ce que les corps racontent déjà avec une intensité bien plus fine.
Et puis, au terme de cette heure suspendue, une chaîne se forme. Une ligne de souffle, d’écoute, presque imperceptible. Rien de solennel, pas de tableau final grandiose. Juste une modulation, un frisson. Comme si le spectacle ne se terminait pas, mais s’effaçait doucement, laissant derrière lui une poussière de mémoire.
 

Galerie photo Christophe Raynaud de Lage

Laaroussa Quartet n’est pas un spectacle consensuel. Il est aride et minimaliste par endroits, hypnotique et sériel ailleurs, profondément humain toujours. Il creuse. Il insiste. Il croit que le corps peut transmettre ce que les mots trahiraient. Il nous demande patience, disponibilité, attention – ces qualités si rares dans nos vies saturées. Et si, justement, il fallait cela pour que les gestes ne meurent pas ?

Bertrand Tappolet
Vu le 6 juillet 2025, Festival d’Avignon IN à La FabricA.

Distribution
Avec Amanda Barrio Charmelo, Sondos Belhassen, Marina Delicado, Moya Michael, Chedlia Saïdani, Aisha Orazbayeva
Conception, dramaturgie et chorégraphie Selma et Sofiane Ouissi 

Dramaturgie sonore et musicale Tom Pauwels 

Composition musicale Aisha Orazbayeva  

Mixage composition musicale Peiman Khosravi 

Scénographie et lumière Simon Siegmann 

Design sonore mixage Raphaël Hénard 

Création vidéo Nicola Sburlati 
Image Cecil Thuillier, Pierre Déjon 

Prise de son vidéo Jonathan Le Fourn 

Costumes Sabrina Seifried 

Récolte, transcription et traduction de poésie Basma El Euchi

Recherche Ophélie Naessens

Régie générale Mohamed Hedi Belkhir

Femmes potières - Phase d’immersion et de transmission du geste ancestral aux interprètes :
Sabiha Ayari, Aljia Saïdani, Chedia Saidani, Cherifa Saïdani, Emna Saïdani, Habiba Saïdani, Lamia Saïdani, Jemaa Selmi. 

Les femmes potières à la vidéo
Malika Saïdani, Naïma Saïdani, Najia Saïdani, Habiba Saïdani, Naziha Jemiï, Hada Riahi, Dalila Riahi, Sabiha Mechergui, Naïma Chatti, Fatma Saïdani, Sassia Riahi, Sabiha Saïdani, Fadhila Saïdani, Dalila Wassila Saïdani, Hanen Saïdani, Halima Maalaoui, Cherifa Riahi, Houda Jemiï, Aïda Jemiï, Aïcha Rebeh Jemiï, Aziza jemiï, Aljia Jmii, Hajer Saïdani, Sassia Saïdani, Fatma Saïdani, Habiba Saïdani, Habiba Saliha Saïdani, Sabiha Ayari, Safia Saïdani, Halima Saïdani, Aljia Saïdani, Jemâa Selmi, Cherifa Saïdani, Lamia Saïdani, Hadda Saïdani, Jannet Ghouili, Salouha Saïdani, Hada Saïda Saïdani, Jannet Saïdani, Hidhba Saïdani, Khaoula Saïdani, Habiba Ayari, Saliha Saïdani, Emna Saïdani, Salha Stili, Naziha Saïdani, Sabiha Saïdani, Maryam Saïdani, Fadhila Saïdani, Tounes Saïdani, Radhia Maalaoui, Kaouther Saïdani, Zina Mechergui

 

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